Armen Tarpinian : « Progrès et Évolution »

 

 

PROGRES ET EVOLUTION

> Ce texte est paru dans le N°23 sous le titre « Civilisation et Culture »(1997)

« L’enfer est pavé de bonnes intentions » : une grande partie des motivations mi-conscientes qui nous font agir ou réagir se trouve finement condensée dans cette observation populaire. Le sens d’une psychologie des motivations est d’essayer d’élucider avec méthode et précision ce qui peut tenir dans un simple proverbe... On peut donner de ces enfers quelques exemples dont le rappel est devenu banal. C’est au nom de l’Évangile et de la Civilisation que des peuples ont été éliminés ou colonisés. Au nom des bonnes intentions de Justice et d’Égalité que le pire a pu advenir, là où l’on attendait l’équité et la fraternité. Au nom de la Liberté individuelle – confondue avec la liberté de toujours plus s’enrichir, capitaliser et dominer – que les inégalités deviennent explosives. Il faut ajouter ce qui se fait aujourd’hui au nom d’Allah... Tout ce qui se fait aussi au nom de la Raison d’Etat. Dans cette contradiction des intentions et des faits, Cassandre ne peut que trouver des raisons de justifier son désespoir sur l’avenir de l’humanité.

Car si le progrès des savoirs et des techniques sauve des vies — satellites, télécommunications, techniques médicales, transports rapides aidant — à travers d’admirables « Samus » mondiaux, il couvre aussi les terres d’Asie et d’ailleurs de mines dites « anti-personnel » fabriquées par des pays dits développés. Le visage du XXe siècle n’a pas été celui du paradis qu’avaient imaginé et prédit de grands esprits du XIXe siècle — Hegel, Hugo — pourtant bien intentionnés. Hugo voyait-il l’avenir comme le voyait son héros mourant sur la barricade ? « ...

Réfléchissez à ce qu’a déjà fait le progrès. (...) Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux. Alors plus rien de semblable à la vieille histoire ; on n’aura plus à craindre, comme aujourd’hui, une conquête, une invasion, une usurpation, une rivalité de nations à main armée. (...) On n’aura plus à craindre la famine, la prostitution par détresse, la misère par chômage. (...) et tous les brigandages du hasard dans la forêt des événements. On pourrait presque dire : il n’y aura plus d’événements. On sera heureux. Le genre humain accomplira sa loi comme le globe terrestre accomplit la sienne » (Les Misérables).

Ces contradictions historiques sont évidentes. Ce qui l’est moins, c’est la compréhension psychologique du renversement de ces beaux idéaux, de ces « trop bonnes intentions », en leurs contraires pervers qui ont pu faire du sursaut justifié d’un peuple, en 1789, la Terreur de 1793 ; de la Révolution d’Octobre, elle-même déjà quelque peu folle, la folie meurtrière que l’on sait.

Progrès et évolution : le décalage des temps

Peut-être faut-il, pour commencer, chercher un début d’explication dans la confusion de sens et de perspectives que l’interchangeabilité trop facile des termes progrès et évolution entraîne. Le sens donné à ces deux termes par la Psychologie de la Motivation s’inspire de la distinction, établie par la philosophie allemande, entre civilisation et culture. La civilisation étant ce qui se rapporte à l’organisation du monde extérieur, et la culture à l’organisation du monde intérieur. Distinction qui ne doit pas faire perdre de vue l’inter-influence entre l’une et l’autre. Dans cette acception des termes, le temps de la civilisation — du progrès — se déploie sur le plan du faire, de l’action, de l’invention plus ou moins sophistiquée et rapide. Le progrès, ainsi compris, est l’expression de l’intellect utilitaire. Alors que le temps de la culture reste en lien profond avec le temps de l’évolution : celui des organismes vivants, poussés par leur besoin de survie à s’auto-organiser à travers de longues périodes d’essais et d’erreurs.

L’évolution exige, le plus souvent, une longue sédimentation où le hasard n’a peut-être pas toute la place qu’on lui prête, sans qu’il faille pour autant imaginer l’intervention d’un dieu. Le travail de sédimentation vaut, en tout cas, pour l’évolution culturelle fondée sur le besoin surconscient de vivre la vie en satisfaction, d’en découvrir le sens. Le progrès peut être rapide, spectaculaire, l’évolution est naturellement lente. Même si, au niveau individuel, le rythme évolutif peut connaître des accélérations importantes de l’organisation du monde intérieur, un temps long reste nécessaire pour que des prises de conscience essentielles se transforment en acquis durables. Arthur Koestler exprime cela parfaitement :

« Je ne crois pas que personne, sauf un être très primitif, puisse renaître en une nuit, comme le prétendent tant de récits de conversions. Je crois que l’on peut soudain « voir la lumière » et subir un changement qui altérera complètement le cours de notre vie. Mais un changement de ce genre se produit au centre spirituel du sujet et mettra longtemps à gagner la périphérie, jusqu’à ce qu’à la fin l’entière personnalité, les pensées et les actions conscientes en soient imprégnées. Une conversion qui, après la première crise authentique, s’épargne de nouveaux labeurs en achetant un paquet de croyances toutes faites et remplace une série de dogmes par une autre, n’est pas un exemple fait pour inspirer ceux qui tiennent à un minimum d’honnêteté intellectuelle » [1].

Qu’il concerne le plan des savoirs, des inventions, des institutions juridiques et sociales, le progrès apporte des changements qui peuvent s’opérer, parfois, sur de très courtes périodes. Nous avons vécu le passage, plus rapide que ce que l’on se permettait d’espérer, de régimes autocratiques ou totalitaires, à des institutions de type démocratique. Il s’agit, dans ces faits heureux, de réels progrès mais pas forcément d’évolution au sens à la fois biologique et culturel de ce terme. Car l’institutionnalisation démocratique qui est, en tout état de cause, un progrès souhaitable pour chaque nation, favorise, mais n’assure pas — chacun peut l’observer — l’évolution vers un véritable acquis de l’esprit démocratique. Celui-ci implique le développement de la capacité authentique de dialogue : avec soi-même, avec autrui, et aussi entre les groupes, quelles que soient leurs spécificités.

Ce développement, d’ordre anthropologique, peut demander de longues périodes évolutives, à travers errements et prises de conscience, avant de devenir, peu à peu, une pratique sociale et politique intégrée, une hygiène mentale et éducative communément admise. Il s’agit là d’une direction évolutive, non d’un état idéal qui pourrait ou devrait être atteint : la progression linéaire et parfaite ne saurait exister qu’en géométrie. C’est la direction dans laquelle l’humanité avance avec peine, et non sans courir des risques mortels. L’hominisation n’a pas encore franchi sa préhistoire, nous dit Edgar Morin, alors que nous entrons de plein fouet dans une civilisation nouvelle, avec une accélération sans précédent des savoirs et des techniques. Le bon usage de ces produits extraordinaires de l’intelligence humaine demanderait une accélération de l’évolution culturelle, fondée à la fois sur une remise en perspective — transdisciplinaire — de ces savoirs et sur un humanisme écologiquement et psychologiquement repensé. «

L’humanité souffre d’une immense carence introspective » écrivait Jung, dans le temps même où Diel se battait pour réhabiliter l’introspection dans les sciences humaines. Plutôt que de consulter des voyantes – ce qui arrive – les responsables politiques comme chaque citoyen, gagneraient à apprendre à lire un peu plus en eux-mêmes.

Déliberation et introspection

L’esprit démocratique, qu’il s’agisse d’élus ou d’électeurs, suppose une intentionnalité qui, individuellement, se connaisse et se gouverne. Car l’être humain, écrit Diel, se définit avant tout par sa “ délibération intime ” : terme qui désigne l’ensemble conscient et inconscient de ses désirs vécus en imaginations, espoirs, plaintes, angoisses, regrets, projets, bonnes intentions qui constellent sa recherche de satisfaction. Pour anarchique et insaisissable que paraisse cette délibération intime, nous pouvons, par expérience, découvrir qu’elle obéit à des lois — d’harmonie et de contradiction — qui donnent des repères au travail introspectif. La maturation de notre délibération, en interaction heureuse ou malheureuse avec la délibération d’autrui, s’inscrit dans le temps lent de l’évolution.

C’est, beaucoup, pour n’avoir pas su ou pu mieux prendre en compte les éléments réellement agissants de la délibération intime, de nos “ bonnes-mauvaises intentions ”, que les prometteurs d’utopie ont été en grande partie déçus et décevants. Une introspection simple — mais avertie de l’ambivalence et des renversements possibles de nos motivations — peut nous aider à prendre conscience de ce que désignent les fameux pavés de l’enfer : la fausse motivation (faussée par rapport à notre vrai besoin de satisfaction). Face à la désorientation qu’elle produit, le calcul psychologique nous offre une boussole qui nous aide à retrouver le Nord intérieur... Nous pouvons suivre le double jeu des “ bonnes intentions ” à travers les quatre catégories de la fausse motivation décrites par Diel (vanité, culpabilité exaltée ou refoulée, accusation haineuse, sentimentalité idéalisante).

Pour répondre un peu plus précisément à la question posée par le proverbe cité en commençant, nous pouvons nous attarder sur la sentimentalité, sans perdre de vue ses liens — son intrication — avec les autres catégories : la sentimentalité est l’un des pôles de l’amour-haine (de soi et d’autrui). Se fixant sur les besoins d’amour, de justice, de reconnaissance personnelle et sociale, souvent blessés ou frustrés par des situations d’abus ou d’injustice flagrantes, la sentimentalité exalte les promesses de satisfaction au-delà de ce que la réalité permet. Elle se cristallise quelquefois, de façon fusionnelle et contagieuse, en tâche exaltée amélioratrice. Celle-ci sous-tend trop souvent les idéologies et les promesses utopiques par lesquelles elles séduisent. Elle incite la délibération intime à fantasmer ou à pervertir les changements nécessaires, plutôt qu’à les réaliser de façon viable et durable et avec des moyens autres que la violence meurtrière idéologiquement justifiée (*). Mais, déçue, la sentimentalité — l’attente impatiente et idéalisante d’amour et de justice — se dégrade en ressentiments, devient haine. La réussite de « la Cause » (plutôt prise en mains par les cyniques que par les « sentimentaux ») l’emporte alors sur le respect de la vie ; ce qui contribue à faire de la recherche de paradis introuvables les enfers sur lesquels finalement elle débouche. L’analyse psychologique, appuyée sur la connaissance de la loi d’ambivalence, permet d’apprendre, avec humour et patience, à libérer de leur repaire subconscient les « bonnes intentions » individuelles et collectives - de vérité, d’amour, de liberté, de justice - pour les replacer sur un meilleur terrain : celui d’une évaluation plus juste des visées et des moyens de réalisation extérieure, associée à une élucidation plus attentive de nos motivations ; de lier ainsi, dynamiquement, l’essor de la civilisation à l’évolution de la culture, progrès matériel et évolution éthique.

Le XXème siècle a accumulé tant de connaissances sur l'univers intérieur qu'on ne peut que s'étonner et déplorer que cela serve si peu que les connaissances les plus élémentaires d’hygiène intérieure ne soient pas plus enseignées et transmises de la maternelle à l’université ; et qu’il y ait encore si peu d’écoles de parents. C’est preuve, s’il fallait s’en convaincre, que la psychologie - la connaissance de nos motivations intimes - est bien de l’ordre de la culture et celle-ci de l’ordre de l’évolution, car la sédimentation qu’elle accomplit ne ne se fait que lentement.

[1] Arthur Koestler, Hiéroglyphes, Calmann-Lévy, 1955

(*) A cet égard, ce qui s’est passé en Afrique du Sud a pu faire réfléchir, rétrospectivement, les partisans des guerres de libération. On ne refait pas l’histoire mais on gagne à la réinterroger. Dans le contexte de décolonisation, dont le principe prédominait à l’Ouest, qu’en eût-il été de l’indépendance de l’Algérie, et qu’en serait-il d’elle aujourd’hui, si des stratégies fermes, mais évolutionnaires - que proposaient certains responsables algériens ou français - avaient été préférées à l’idéologie et aux stratégies révolutionnaires ; ou, pour faire image, l’action de Martin Luther King à celle de Che Guevara ?