PAUL DIEL:
Culpabilité et lucidité
LE MYTHE ET LE COMPLEXE D’ŒDIPE

Préface 

L’œuvre de Paul Diel est considérable. Inaugurée en 1947 avec la Psychologie de la Motivation, elle se déploie dans des domaines aussi variés que la théorie de l’évolution, le langage symbolique des mythes, l’éducation, la psychothérapie, la question de la santé psychosomatique posée à l’entrée même de ce livre. Et, point de départ et d’arrivée : la question éthique et métaphysique. Se serait-on donné pour tâche de rendre compte de toute la richesse de la pensée diélienne, en un court volume, que l’on n’aurait pu faire mieux que ne l’a fait l’auteur lui-même, dans cet ouvrage, le dernier qu’il ait publié, en 1968, avant sa mort survenue en 1972.

Qu’une intuition centrale et puissante puisse éclairer des domaines apparemment éloignés, cela n’est pas nouveau ; que l’on pense à Bergson, à Freud, à Adler, à Jung, à Rogers, à d’autres…S’agissant de Paul Diel, l’intuition originelle consiste dans la réhabilitation de l’introspection, qu’il élève au rang d’une méthode d’élucidation du conflit intrapsychique. Pour Diel, la souffrance psychique, effet du désir insatisfait, grandit à la mesure du contraste entre imagination et réalité. Ainsi, l’on peut dire, avec le risque que comporte toute formulation généralisante, que l’œuvre entière de Diel est une méditation sur le désir et ses conditions de réalisabilité, c’est-à-dire, en fin de compte, sur les conditions psychologiques de la satisfaction. Pour l’être humain dont les besoins de survie ne sont plus guidés par l’instinct, l’observation intime, ou ce que Diel, hors de toute connotation ésotérique, appelle le regard intérieur, constitue l’organe évolutif qui peut permettre d’assurer de façon lucide et sensée le désir essentiel de satisfaction. Désir : depuis Freud, le terme est grevé d’une connotation sexuelle.

Pour Diel - qui par ailleurs reconnaît sa dette envers Freud - le désir assume une signification infiniment plus ample : il est le lien entre monde intérieur et monde extérieur. Il est donc naturel que Diel en vienne à contester certaines thèses freudiennes et à proposer, en accord avec ses recherches sur la mythologie grecque, une interprétation différente et très convaincante du destin d’Œdipe et, on le lira ici, une déconstruction frappante du fameux « complexe », et, partant, une réflexion sur le problème général des besoins de l’enfant. Neuropsychiatre, psychothérapeute, président de l’Institut de Formation à la Psychologie de la Motivation (IFPM).

Paul Diel a centré toute son attention sur la motivation, étudié l’ensemble de nos motifs qui ne sont autres que nos raisons d’agir, c’est-à-dire nos désirs valorisés et légitimés par nous-mêmes, parfois, pour ne pas dire souvent, au détriment de notre satisfaction essentielle. Harmonie ou disharmonie des motifs, tel est l’enjeu de cet incessant mouvement intérieur semi-conscient que Diel nomme :la délibération. Avec une rigueur et une pénétration remarquables, l’auteur décrit les processus subconscients, disharmonisants, liés à l’inflation du moi qui n’est autre, mais redéfinie, que cette pente humaine bien connue : la vanité, dont l’auteur décrit l’origine et les métamorphoses en ressentiments contradictoires. Le, sentiment de culpabilité authentique qui nous avertit de l’égarement envers le sens de la vie, demeure trop facilement confondue avec les culpabilités conventionnelles ou celles qui résultent d’aspirations irréalisables vers la perfection et d’idéaux faussés par la vanité.

La culpabilité essentielle est ce qui nous rappelle à la responsabilité envers nous-même et autrui, elle entraîne le regret créatif et réparateur et non le remords stérile et obsessionnel. Elle est le stimulant de notre lucidité et de notre compréhension profonde des motivations qui nous animent et font ou défont notre vie. C’est le refoulement de cette instance surconsciente, affaiblie par une culture moralisante ou amoralisante, qui tisse la trame du subconcient (cf les deux derniers chapitres de ce livre). Diel montre en effet que la problématique des désirs est personnelle : elle concerne la souffrance et la joie de l’individu. Elle est aussi nécessairement sociale, car les individus interréagissent à partir de leurs sentiments et de leurs ressentiments. Finalement, l’enjeu de ce livre concerne principalement les valeurs et leur origine naturelle, « biogénétique », immanente et non transcendante, en un mot : l’éthique, et les conditions impératives de l’évolution de l’espèce.

« Il est à craindre, écrivait Diel, en 1956, dans La peur et l’angoisse, que si la science du monde intérieur ne rattrape pas l’immense retard qu’elle a pris sur la science du monde extérieur et ses applications techniques, l’espèce humaine ne disparaisse ». Si l’on prend en compte la date de parution de cet ouvrage (1968), et si l’on considère que l’auteur se tenait dans un retrait critique par rapport aux excès de l’époque : marxisme dominant se teintant de maoïsme, impérialisme de la psychanalyse, structuralisme congédiant le « sujet », comportementalisme réducteur… on ne s’étonnera pas que ce livre n’ait pas immédiatement rencontré son public.

Einstein disait de l’œuvre de Diel qu’elle était « un remède à l’instabilité éthique de notre époque ». Depuis Einstein, l’époque s’est-elle vraiment stabilisée ? Certes l’Europe n’est plus celle de la première moitié du XXème siècle mais l’instabilité éthique n’a-t-elle pas, plus que jamais, saisi toute la planète ?

 Dr Cyrille CAHEN *

 

* Auteur de Thérapie de l’échec scolaire, Nathan 2005