Armen Tarpinian : « Psychotherapie : Enjeux culturels et sociaux »

 Texte paru dans le N°36 de  la revue PM (2003) et repris dans l'ouvrage collectif "Etre Psychotherapeute" DUNOD (2006)

 UN HERITAGE

Nées dans un Occident désorienté, en deuil de certitudes métaphysiques et de valeurs descendues droit du ciel et, plus précisément, dans une Europe où les tensions sociales et les explosions guerrières ponctuaient l’histoire, la recherche et les avancées de la psychothérapie ne constituent-elles pas, à côté de celles, inouïes, des sciences de la nature, l’héritage le plus précieux et prometteur que le XXe siècle ait légué au troisième millénaire ? Là où les exorcismes et les prières ne suffisaient plus, le secours devait venir d’une médecine de l’âme — de la psyché — qui permette à chacun de comprendre les origines de sa souffrance intime, de ses symptômes invalidants, de ses tourments moraux ou spirituels, afin de retrouver le chemin de valeurs immanentes qui soient à la source du courage et de la joie de vivre…

Puissamment impulsée par Freud et ses successeurs, ce fut le début d’une grande aventure de l’esprit humain, dépassant de loin le champ du soin médical, et qui n’a pas fini de rattraper le retard que la connaissance du monde intérieur — la psychique — avait pris sur la connaissance du monde extérieur — la physique. Cela non seulement au point de vue d’une « science » de la psyché, mais aussi d’un art de vivre averti de ce qui concourt à satisfaire ou au contraire fait obstacle à notre désir le plus essentiel : celui de tisser des liens heureux avec nous-mêmes, avec autrui, et avec le monde.

Les névroses, dont l’étiologie est complexe — à la fois affective, éducative, sociale et culturelle — sont des stratégies subconsciemment faussées par lesquelles nous tentons en vain de satisfaire ce désir essentiel. Le sadisme et le masochisme, l’excitation maniaque et la douleur dépressive ne sont-ils pas aussi des signes extrêmes de cette difficulté vitale ?

Les approches psychothérapiques — au début strictement médicales — se partagent aujourd’hui entre celles qui s’attachent en priorité à lever les obstacles inconscients qui s’opposent en chacun à ce désir essentiel, et celles qui mettent l’accent sur les voies positives pour le réaliser. Cette opposition trace encore une frontière entre les psychothérapies d’inspiration psychanalytique et les psychothérapies dites humanistes. Reste que les unes et les autres, en réalité complémentaires, visent à éveiller notre conscience introspective et notre émotivité profonde pour affronter la question vitale qui nous taraude et que Paul Diel, pour lui-même, résumait ainsi : « D’où vient-il que cherchant si fort ma satisfaction, j’en vienne à tant souffrir ? »

Question personnelle mais qui se laisse étendre à la vie sociale et collective : d’où vient-il qu’aspirant au fond de nous à l’entente et à l’amour, nous ayons tant de peine à bien vivre en couple, en famille, en groupes ou nations, et entre êtres humains en général ? Si le désir d’amour nous habite, pourquoi tant de haines ? Question qui n’interpelle pas que la psychothérapie, mais par laquelle elle est en premier lieu concernée.

LA BOÎTE NOIRE

La diversité voire le foisonnement de ses réponses, cristallisées en théories et écoles plus ou moins rivales, semblerait démontrer que la réponse unique n’existe pas. Le problème se compliquant par la fâcheuse tendance de chaque école à se juger comme la meilleure sinon la seule qui vaille. Jeu d’illusions qui — comme en bien d’autres domaines — fait que chaque auteur quelque peu original trouve des disciples qui l’intronisent comme le grand Maître. Il y a là un sectarisme dont il ne faut pas trop vite conclure à la secte. Car la foi, même excessive, en ses découvertes est nécessaire pour les faire reconnaître. Reste que la vraie « boîte noire » de la psyché, la zone de plus grande résistance, est habitée par la motivation fuyante — symbolisée dans le mythe par le serpent — d’un ego qui profondément ne s’estime que s’il se sent le meilleur, le préféré, par crainte tout aussi démesurée d’être le moins digne d’estime et d’attention. Adler a donné de cette ambivalence « supériorité/infériorité » des analyses auxquelles la psychologie qui a suivi est profondément redevable, bien que pas toujours expressément reconnaissante (*)

Cette motivation égocentrique, effet inévitable du processus d’individuation, trouve à se renforcer par les frustrations des besoins humains fondamentaux (sécurité, amour, estime de soi et d’autrui). Elle agit, pourrait-on dire, comme une drogue mentale, prometteuse de félicité intime, et dont le manque renvoie à des états d’âme de type dépressif. Comme l’alcool, elle peut procurer un état d’euphorie passagère qui masque l’insatisfaction profonde du désir essentiel. Même chez ceux ou celles dont le métier est d’interroger les ombres, la lucidité ne suffit pas pour s’affranchir de cette zone de résistance obscure, source des dogmatismes, des fanatismes, de la course obsédante au pouvoir. Cela réclame une forte densité d’auto-acceptation et d’humour : de se libérer par le rire plutôt que de trop s’accuser. Bernard Shaw l’avait bien compris qui commençait ainsi une conférence : « Mesdames, Messieurs, Platon et Aristote sont morts, Socrate et Jésus sont morts, Dante et Shakespeare sont morts, et moi-même je ne me sens pas très bien ce soir… »

LES MOYENS ET LES BUTS

En réalité, la psyché est un univers trop vaste pour qu’une seule approche, quelle que soit son excellence, la circonscrive. L’unification théorique des psychothérapies, lointaine, ne pourrait s’opérer qu’autour de la définition du développement psychique et des besoins humains fondamentaux. L’unité pratique, de mieux en mieux reconnue par les différentes écoles, y compris par celles dites encore à tort comportementalistes, se fonde, on le sait depuis Rogers, sur les qualités psychothérapiques universelles qui animent les thérapeutes : accueil positif, empathie, écoute, authenticité, humour, capacité d’autocritique, autonomie… On peut dire, globalement, que ce sont ces qualités que les thérapeutes visent à favoriser chez celles et ceux qui leur demandent aide. « En situation médicale, disait Balint, c’est avant tout la personne du médecin qui se prescrit ». De ces qualités universelles, buts et, pour une très large part, moyens d’action de la psychothérapie, on peut dire sans beaucoup de risque de se tromper que l’intelligence, l’amour, la liberté et la responsabilité constituent le socle : aspirations dynamiques pour le thérapeute, elles sont des balises pour l’avancement de l’analysant. L’amour, ici, est placé au centre, comme la fraternité devrait l’être dans la devise républicaine, disait Pierre Leroux (*).

L’amour

S’il est en effet un champ que toutes les psychothérapies labourent, de façon implicite ou explicite, c’est bien celui de l’amour dont la force même d’attraction constitue le piège, et dont la blessure — sa décomposition en amour-haine depuis la tendre enfance — constitue la souffrance essentielle. « Aime et fais ce que tu veux », proclamait Saint-Augustin, prolongeant le précepte évangélique d’aimer son prochain comme soi-même. Le conseil va droit au cœur. Mais quid du mode d’emploi ? Comment nous aimer et aimer autrui malgré nos imperfections et celles d’autrui, comment aimer la société avec ses inégalités, ses injustices, ses guerres fratricides ? Comment aimer le monde malgré les malheurs et une fin certaine ? Nous faut-il vraiment être sûr de survivre à notre mort pour consentir à accueillir la vie comme l’inattendu, la surprise, l’improbable, le mystère ? La survie est-elle une condition pour trouver joie et courage ici-bas ? La psychothérapie, comme la vie dont elle est une expression, n’est qu’une histoire d’amour où celui qui aura quelque peu appris à mieux s’aimer et aimer, pourra aider celui qui souffre de trop mal y parvenir. Tendue entre transfert et contre-transfert, la relation psychothérapique n’est pas sans embûches ni chausse-trapes.

L’intelligence psychothérapique

Il y faut, de part et d’autre, beaucoup de cœur à l’ouvrage, mais aussi nécessairement, c’est le deuxième volet de notre triptyque, une profonde mobilisation de l’intelligence ; pas au sens rationnel ou intellectuel du mot, mais au sens d’une compréhension attentive, empathique, de la réalité intérieure où ce que l’on ne sait pas de soi se vit et se dit symboliquement dans les rêves nocturnes (qu’on s’émerveille d’avoir rêvés après que le travail d’analyse nous en ait fait comprendre le sens). De même que l’intelligence scientifique transcende les apparences matérielles, l’intelligence psychothérapique nous aide à découvrir ce que nous sommes en réalité et non ce que nous voulons croire et faire croire que nous sommes. Jeu de cache-cache où, courant après des qualités illusoires, nous perdons de vue nos qualités véritables. La thérapie nous fait retrouver l’art du jardinier qui sait distinguer le bon grain de l’ivraie. Nous rendant meilleur lecteur et harmonisateur de nos motivations intimes, l’intelligence psychothérapique nous aide à guérir des « blessures culturelles » causées par les préjugés pseudo-religieux ou idéologiques, si souvent à l’origine des pathologies individuelles et collectives : intégrismes de tous ordres, sexisme, racisme, compétition effrénée vers les richesses ou le pouvoir.

Liberté et responsabilité

La connaissance de soi que cela implique — symbolisée parfois dans les rêves de début d’analyse par de nouvelles paires de lunettes voire des jumelles — ouvre des portes à notre besoin de liberté. Prenant conscience de nos peurs de l’autre et des ressentiments qui absorbent une si grande part de notre énergie, nous apprenons à nous lier à nous-mêmes sans égocentrisme, et à nous lier à autrui sans nous aliéner, ce qui est une définition de l’amour en général : visée qui est au cœur de toute psychothérapie authentique. On voit quel profit les relations de couple, l’éducation, la vie professionnelle, associative, politique, etc., peuvent tirer d’une telle recherche de liberté. Nous ne sommes pas libres des conditions dans lesquelles nous naissons, mais nous pouvons apprendre à libérer notre potentiel d’humanité des conditionnements affectifs, sociaux et culturels qui l’auront plus ou moins affaibli. Toutes les écoles de psychothérapie s’accordent à faire de la formule célèbre de Sartre le fondement commun de leur éthique : « Tu n’es pas responsable de ce que la vie a fait de toi, mais tu es responsable de ce que tu fais de ce que la vie a fait de toi ! » Tout l’art d’aider des psychothérapeutes, c’est de faire de cette exhortation existentielle un savoir-être instruit des pièges que l’individu, même averti, peut se tendre à lui-même. Le mythe de Thésée nous prévient qu’il ne suffit pas d’avoir saisi une fois le fil d’Ariane pour sortir transformé du labyrinthe…

PSYCHOTHERAPIE ET CULTURE

La désorientation individuelle n’est généralement pas si grande — le bon sens le plus souvent suffit —qu’il faille nécessairement recourir à la psychothérapie. Celle-ci est une rééducation dans la mesure où, le plus souvent, elle reprend la tâche de développer des capacités que l’éducation aura par trop manquées. Travaillant à la fois sur les blessures de la mémoire et sur les troubles de l’anticipation qu’elles entraînent, la psychothérapie constitue éminemment un lieu de résilience, de créativité retrouvée.

Lieu de halte, de lâcher-prise et de réapprentissage, le temps qu’elle demande dépend paradoxalement de la capacité du sujet d’apprendre à s’en passer, après s’être constitué un viatique de repères et de sens qu’il pourra cultiver tout au long de sa vie. Fondée sur l’intensité intersubjective de la rencontre, celle de l’offre et plus encore celle de la demande, la psychothérapie gagnera souvent à être plutôt brève : d’avoir senti, compris et quelque peu intégré la bonne manière de se lier à autrui, de s’affirmer sans opprimer ni se laisser opprimer (cela s’appelle « assertivité » dans le langage psy…) constitue un savoir-être auquel la vie donnera maintes occasions de s’exercer, se conforter et s’affiner. Le lien entre les buts de l’éducation et la tâche réparatrice de la psychothérapie explique le double niveau auquel les demandes d’aide affluent ; celles qui vont au soin proprement dit, pour des symptômes douloureux et contraignants ; celles qui, à travers un mal-être psychologique et social, appellent un redéploiement des qualités personnelles.

Ce lien explique aussi comment en retour la culture, dont l’éducation est le terreau, peut être enrichie, ensemencée par les apports de la psychothérapie. Cela tant par la compréhension des causes de la souffrance psychique que par celle des facteurs qui contribuent au développement de nos capacités fondamentales de lien d’âme et de lucidité d’esprit.

Dans l’histoire de la pensée et plus largement dans le processus d’humanisation, le moment psychothérapique aura été celui où l’on aura découvert et pris acte que l’art de vivre — comme tout art — peut se cultiver et s’apprendre comme un métier !

Il faut le désir certes, mais aussi des outils. Disons plus : l’aventure psychothérapique ne se limite pas au bénéfice que chacun peut en tirer individuellement. Les connaissances qu’elle apporte peuvent inspirer, de façon collective, de nouvelles pratiques éducatives, sociales et culturelles. Mais les responsables politiques, notamment de l’éducation et de la santé, et les citoyens en général n’ont pas encore pris la mesure de l’immense économie de souffrances, de pathologies individuelles et sociales (et de coûts financiers exorbitants) qu’une application bien orientée, pondérée, de ces savoirs intérieurs entraînerait

(*). L’idée n’est pas que les enseignants, les soignants, les juges, les policiers, les politiques, passent par une psychothérapie. Mais de souhaiter que dans le concret de leurs activités, ils soient formés à faire évoluer leurs qualités relationnelles en portant plus d’attention aux sentiments et jugements de valeur qui les motivent. Cette transformation personnelle retentirait d’autant plus positivement sur l’institution d’appartenance que celle-ci s’en ferait l’instigatrice. Transformation personnelle et transformation sociale s’appellent l’une l’autre. En ces temps de très grande difficulté, il n’est pas un luxe d’en rêver pour l’école : en réalité, ce qui paraît de l’ordre de l’utopie dans une France où l’obsession est de s’en tenir à une transmission pure et dure des savoirs, est en voie d’expérimentation et de validation en des pays comme le Canada ou la Finlande, les États-Unis et la Suisse, entre autres.

En vérité, dans le système éducatif en général, la connaissance de soi et la relation à autrui demeurent des savoirs non transmis. La « psychique » qui désigne ce continent du savoir, n’a pas dans la cité, dans nos écoles, le centième de la place qui est faite à la physique ou à la biologie ; l’art de vivre est loin d’avoir la place, pourtant pauvre, qui est accordée aux Beaux-Arts. Cet art est pourtant une condition essentielle pour une bonne appropriation des savoirs et une réussite humainement comprise : la tête et le cœur bien faits… C’est donc à repenser notre culture dans ses manifestations les plus générales et quotidiennes que la psychothérapie nous engage, à partir des notions qui se sont progressivement dégagées de la recherche et de l’expérience psychothérapiques depuis plus d’un siècle. Elles n’inventent pas une nouvelle sagesse. Celle-ci est de tous les temps et sous-tend toutes les cultures, mais les savoirs psychothérapiques lui offrent de nouveaux moyens de s’incarner. Il faudrait une grande lucidité et une volonté politique affirmée pour que l’utilité de ces pratiques nouvelles fasse l’objet d’un débat ouvert à tous les citoyens. Il s’agit là d’un enjeu de société où la compréhension même de ce qui fait la santé et la maladie, qu’elles soient organiques ou psychiques, ou les deux à la fois, puisse inspirer une hygiène mentale et sociale hautement préventive. La psychothérapie aura d’autant mieux prouvé sa valeur qu’y recourir deviendra moins nécessaire.

Cela certes n’est pas pour demain : c’est œuvre de culture, qui opère dans le temps long, celui de l’évolution du vivant, et non dans le temps emballé du progrès technique. Mais l’enjeu du millénaire étant celui d’une bonne survie commune — et plus encore peut-être, d’une simple survie — la joie que promet l’une et la peur que suscite l’autre feront-elles que l’humanité, aidée de ces nouveaux savoirs, maîtrise plus dynamiquement les risques que lui font courir sa propre immaturité-inhumanité