Bruno Viard : « La fraternité au centre »

> Ce texte est paru dans le N°40 (2005)

Si j’avais à rassembler en quelques pages l’essentiel d’une réflexion développée au cours de presque vingt ans de cette revue et en plusieurs ouvrages, voici ce que j’aimerais aujourd’hui dire. Mes auteurs de référence, Paul Diel, Marcel Mauss et Pierre Leroux sont à l’origine de la plupart des idées proposées. L’un de mes buts était de trouver une problématique transposable de la psychologie à la sociologie, un passage qui permette de se déplacer à l’aise de l’une à l’autre de ces disciplines, c’est-à-dire d’embrasser nos relations politiques, économiques, sociales avec les anonymes qui nous entourent en même temps que nos relations avec nos proches. De toute façon, c’est toujours un problème d’altérité. D’abord, il y a le moi, avec ses sensations, ses désirs, ses pensées, ses joies, ses angoisses. Il existe un organe mal défini placé dans la poitrine, ordinairement confondu avec le cœur, organe capable de se dilater et de s’épanouir, on appelle cela la joie, ou de se rétracter : cette sensation toute physique n’est autre que l’angoisse.

La seule chose qui compte vraiment dans notre vie consiste à tenter de déplacer le curseur loin de l’angoisse et toujours plus près du bonheur, travail de Sisyphe en un sens, mais chaque vie et chaque moment d’une vie ne sont qu’une suite d’efforts pour occuper une meilleure position sur cette échelle graduée. Parmi les buts que nous poursuivons, tous font débat et peuvent être mis en discussion sauf un : la recherche du bonheur est un l’objet de désir universel qui se confond avec la vie elle-même et qui porte en lui sa propre justification. Chacun est donc bien à soi-même le centre du monde. Plutôt qu’un vilain défaut, l’égocentrisme est le fait élémentaire structurant sur lequel il convient de fonder toute réflexion sur l’homme. Autant de centres du monde que d’individus. Le nombril est pris comme symbole de ce centrage du monde autour de Ma personne. Malgré tous mes efforts d’empathie, mes douleurs et mes joies me seront toujours tellement plus intenses que les douleurs et les joies de mes voisins. Certes, on aime en général sa femme, ses enfants, ses parents, etc., mais justement ce sont ma femme, mes enfants, mes parents !

Et pourtant, à y réfléchir froidement, le nombril n’est autre que la signature de l’espèce sur notre corps, le paraphe de l’humanité, l’ultime tatouage qui demeure quand tous les autres ont disparu, celui qui devrait nous interdire de penser : je me suis fait tout seul. Le cordon ombilical relie les générations entre elles depuis l’origine de l’humanité et même bien au-delà. Et ce cordon est lui-même croisé par un autre cordon, qui permet au fluide de la vie de traverser en toute sécurité l’espace qui relie hommes et femmes d’une même génération. Chaque individu est en réalité la maille où se nouent le lien vertical ombilical et le lien horizontal phallique. Nous avons tous un nombril et nous avons tous un sexe. Bien sûr, dans ce système démontable (sexe = séquence = coupure), le phallus appartient à la femme et le vagin à l’homme. Donc échec à l’individualisme absolu. On me pardonnera de ne pas m’occuper pour le moment de la légitime exception homosexuelle. Nous nous trouvons donc devant un paradoxe : les êtres puissamment égocentrés que nous sommes, capables même du pire égoïsme, ne peuvent se passer de leur semblables plus de quelques heures par jour. Non seulement nous avons besoin des services sexuels et matériels d’autrui pour vivre et survivre, mais il faut encore qu’ils nous aiment et nous estiment, sans quoi, nous sommes poussés au désespoir. Insociable sociabilité, disait Kant ; porcs-épics par temps froid, disait Shopenhauer, qui ont besoin de la chaleur les uns des autres. On voit que le singulier et le social réclament chacun en leur faveur avec une égale légitimité et une égale force de persuasion, ce qui empêche de choisir et d’éliminer, ce qui oblige à tenir compte de deux légitimités et à dire qu’il n’existe pas plus d’hommes sans humanité que d’humanité sans hommes. Accorder cette évidence, c’est accorder une égale valeur à l’individualisme et au socialisme si l’on s’en tient à la signification première de ces termes. Mais c’est aussi, au plan de la connaissance, accorder une égale pertinence à la psychologie et à la sociologie. Ce n’est pas tout, il ne suffit pas de faire droit à l’individu comme à la société ; encore faut-il se préoccuper de leur coexistence, car on sait bien que celle-ci n’est pas spontanément pacifique. On a trop souvent vu l’égoïsme des individus mettre à mal la plus élémentaire solidarité, ou le principe de société enrégimenter la personne, et la transformer en automate fanatique ou en numéro dans un goulag.

Les points de vue du singulier et celui du social ne doivent pas être pensés l’un à côté de l’autre, l’un après l’autre, mais ensemble, c’est-à-dire à partir des conditions de leur articulation. Cela revient à dire que la psychologie sera caduque si elle n’inscrit l’altérité en son cœur, et qu’une sociologie sera vaine si elle fait l’impasse sur les ressorts profonds des conduites individuelles. Une politique sans psychologie ne tient pas debout. La chute du mur de Berlin en est la meilleure preuve. Un énorme déficit de pensée est à déplorer à propos de cet événement, à la charnière du psychologique et du sociologique. La question est : qu’est-ce qui fait que dans les dizaines et les dizaines de pays qui ont tenté la collectivisation de l’économie, un insurmontable phénomène de rejet s’est produit qui a systématiquement fait capoter l’expérience ?

Défaut de motivation, incurie, sabotage du travail, corruption, baisse inexorable de la productivité, pénurie généralisée. Tout le monde se souvient de ces calamités supportées par tant de peuples au XX° siècle, en dépit de la propagande et des dénégations incessantes, jusqu’à l’écoulement total. Les économies soviétisées sont mortes de leur belle mort, non par accident, mais en raison d’un vice structurel anthropologique. On avait tellement répété que tout était social, que la notion de nature humaine était un honteux préjugé bourgeois, qu’on avait fini par croire que les hommes pourraient s’adapter à n’importe quel moule fabriqué en cabinet par des utopistes généreux. La preuve par l’histoire a été faite qu’une pulsion humaine inéluctable avait été ignorée, l’intérêt personnel : un plan de vie entièrement fondé sur l’altruisme est impensable, a fortiori toute une société. La résistance d’un matériau n’avait pas été correctement calculée : le cœur humain, avec sa structure auto-centrée. Dès qu’on a rendu un lopin, si réduit soit-il, aux kolkosiens, on a assisté au réapprovisionnement instantané des marchés.

Si le marxisme a sous-estimé le ressort de l’intérêt personnel, l’économie politique, c’est-à-dire l’idéologie du capitalisme, a non moins gravement sur-estimé la qualité de ce ressort, n’a pas vu qu’il ne fallait lui accorder qu’une confiance limitée. Les penseurs libéraux (en économie) sont de grands optimistes qui ont cru de bonne foi que la violence n’était le fait que de ces guerriers professionnels qu’étaient les aristocrates, et que producteurs et consommateurs guidés par le seul calcul personnel étaient des gens pacifiques dont les intérêts s’harmoniseraient spontanément. Après un siècle de misère ouvrière, de conflits de classes parfois sanglants (1830-1930), une épouvantable crise internationale a obligé toutes les démocraties libérales à tempérer le marché régi par la seule loi de l’offre et de la demande par un vigoureux système de protection sociale, l’Etat Providence.

Si le marxisme a eu tort de faire l’impasse sur le ressort de la concurrence, l’idéologie du marché l’a laissé se déployer de façon irresponsable sans voir que le débridage des rivalités entraînait la misère du grand nombre. Il faut bien reconnaître que si l’utopie capitaliste et l’utopie marxiste ont abouti aux grands krachs de 1929 et de 1990, ce qui signale une grave déficience de l’une comme de l’autre à évaluer pertinemment ce que l’homme peut vraiment, la contribution des psychologues à les éclairer a été bien modeste, pour ne pas dire nulle. La psychanalyse freudienne en particulier, enfermée dans la tour d’ivoire du complexe d’Œdipe, ne s’est guère souciée de proposer d’expertise sur le problème le plus important, à savoir la proportion d’altruisme et d’égoïsme qu’un système social performant peut demander à ses membres sous peine d’imploser ou d’exploser.

Sans doute, les moralistes jansénistes avaient-ils exagéré avec leur péché originel et leur nature humaine corrompue. Les grands échecs du capitalisme absolu et du communisme absolu au XXe siècle obligent pourtant à remettre sur le métier la question du mal ; car même si l’histoire a obligé toutes les grandes démocraties à adopter un système mixte à la fois libéral et social, l’équilibre instable dans lequel nous vivons, surtout au moment où le processus de mondialisation s’accélère, réclame une collaboration inédite de la psychologie avec la sociologie et la politique.

On a souligné que la complémentarité de l’homme avec son semblable est une donnée aussi élémentaire que la structure auto-centrée de l’ego. Le magnifique emboîtement des sexes masculin et féminin se retrouve sur deux autres plans, les désirs matériels et l’amour-propre. Un chasseur d’aurochs a besoin de l’aide de plusieurs beaux-frères pour tuer une proie. Depuis la préhistoire, le forgeron mange le pain du laboureur à qui il a fourni le soc de sa charrue. La division du travail va chaque jour croissant. C’est la même chose avec l’amour-propre. La conscience d’autrui est le miroir naturel indispensable à l’auto-estime de chacun. Nous pouvons prendre nos grands airs, nul ne peut se passer de l’approbation, de l’estime, de l’amour d’autrui. Bref, chacun a un besoin vital d’autrui sur les trois plans sexuel, matériel et affectif. Dans les trois cas, la pénurie finit par entraîner la mort à plus ou moins long terme.

Cette triade des besoins humains est fondamentale parce que si on ne voit pas que la question de l’amour-propre surdétermine largement le besoin matériel et le besoin sexuel, on ne peut comprendre les manifestations ni de l’un ni de l’autre. Rien de plus dangereux que l’amour-propre blessé, car c’est cette blessure qui provoque toutes les perversions sexuelles et toutes les recherches de domination politique et économique. On ne dira pas que la domination est inscrite dans la nature humaine a priori, mais qu’elle est une réponse aux blessures d’amour-propre reçues au début. On ne partira donc pas de l’idée d’une humanité intrinsèquement vicieuse et pernicieuse, mais de l’idée que notre sensibilité est tellement délicate et vulnérable que les carences d’amour éprouvées au commencement entravent pour la vie entière la mise en place d’une féconde dialectique du reçu et du donné. Un plan de vie se met alors en place basé sur la concurrence plutôt que sur la coopération. Il est important de dire que ce processus est acquis et non inné : il en découle qu’il est universel car nul n’est à l’abri des mauvais coups, mais que la quantité de revanche à prendre sur la vie est susceptible de grandes variations selon le destin de chacun.

On doit parler d’ubiquité du mal et savoir que la concurrence est partout, mais en même temps affirmer que le Mal n’est pas tout ni partout et qu’en concurrence avec la concurrence, une autre dialectique se met en place, dans des proportions variables selon chaque vie, une dialectique de la coopération, de l’amitié même, fondée sur la reconnaissance mutuelle : cette fois, l’égoïsme et l’altruisme cessent de s’affronter et se confondent pour produire un espace de complicité et de partage. Le couple concurrence/coopération ne diffère pas du couple égoïsme/altruisme : il est seulement plus précis dans la mesure où l’altruisme absolu est aussi impossible que l’égoïsme absolu.

Le vrai problème pour chacun est d’arbitrer entre la part de collaboration amicale et la part de concurrence hostile qu’il est prêt à engager avec ses partenaires, et à mesurer la quantité de satisfaction qu’il en retirera. Toute politique sera erronée qui ne prend en compte qu’un seul terme, par exemple une droite qui continuerait à faire une confiance aveugle aux mécanisme de la libre concurrence, ou une gauche qui continuerait à vouloir imposer un collectivisme total sous prétexte de solidarité et de dévouement. Il ne faut pas demander à l’homme moins qu’il ne peut donner. Ni plus. Pourtant, les morales de l’individu comme l’économie libérale ou l’anarchie, et les morales sacrificielles, qu’elle soient chrétiennes ou communistes, ont longtemps occupé à peu près tout l’espace, c’est-à-dire des morales qui choissent l’un des deux termes entre lesquels il faut justement ne pas choisir, l’égoïsme et l’altruisme.

L’important est de respecter la plus grande homologie possible entre la structure de l’homme et la structure de la société. Longtemps, les sociétés ont considéré que la domination d’une élite, c’est-à-dire la hiérarchie, était la seule manière efficace de gérer la question. De cette façon, les hommes étaient fortement reliés les uns aux autres sans que le désordre induit par les désirs concurrents puisse prendre le dessus. Les esclaves, les femmes, les étrangers étaient donc subalternisés. La démocratie délégitime entièrement toutes ces hiérarchies, du moins en droit, car en fait, les désirs se trouvant libérés, des inégalités d’un nouveau genre apparaissent en contravention avec l’idéal d’égalité. On vient de suggérer que la bipolarité psychologique concurrence/coopération appelait un système socio-économique lui aussi bipolaire libéral/social.

Il faut être conscient que le libéralisme économique offre un débouché à la créativité individuelle sous toutes ses formes, y compris à un désir d’appropriation des biens matériels qui peut aller très au delà des vrais besoins d’un homme parce que le mobile en est moins la consommation véritable que le désir de surpassser un rival lui-même animé par une semblable passion. Ce désir est loin d’être au dessus de toute critique, mais il faut bien faire avec puisqu’il existe. Sans doute faut-il le limiter par d’importants dispositifs de régulation et de solidarité, mais on sait maintenant que le brider complètement aboutit à gripper toute la machine. L’égalité doit donc tempérer l’action de la liberté comme la liberté limite une législation égalitaire capable de devenir étouffante. Mais on sait bien que même après que, dans un élan de générosité, une législation de solidarité comme la Sécurité Sociale a été décidée, une logique consumériste s’impose si bien que la liberté et l’égalité finissent par se conjuguer pour aboutir à une société toujours plus froide et individualiste. C’est la fraternité qui fait défaut.

C’est tout le génie de la triade républicaine adoptée en 1848 que de vouloir dépasser un système dualiste du type liberté/égalité ; égoïsme/altruisme, dont l’équilibre est toujours fragile car l’un des termes finit par étouffer l’autre. Le chiffre du lien social n’est donc pas le 2 mais le 3. Comme Montesquieu avait raison de dire que la république n’est rien sans vertu républicaine ! Cette vertu est ce qui manque le plus aujourd’hui. Le mot lui-même, comme les mots morale ou religion, est propre à susciter des regards en coin bien railleurs, tant il est rétrograde et peu moderne, pire, suspect de collaboration avec les préjugés et l’exploitation que nous refusons.

Le problème est que l’ancienne morale a été détruite sans être remplacée par rien : ni la Télévision, ni l’Eglise, ni l’Ecole, ni aucun homme politique, ni personne ne constitue aujourd’hui une autorité morale respectée dont les symboles influencent la délibération intérieure des citoyens chaque fois qu’ils ont à arbitrer entre l’intérêt individuel et l’intérêt commun. Le foot est désormais seul à savoir provoquer des émotions partagées. L’hypothèse la plus pessimiste sera celle de Marcel Gauchet quand il dit que longtemps, la République avait vécu sur le capital moral et le surmoi légués par l’ancienne société, elle-même appuyée sur une transcendance hors de portée de la contestation. Ce capital serait en voie d’épuisement, nous avons perdu le secret de sa fabrication et d’ailleurs nous n’en voulons plus. La démocratie serait donc vouée à toujours plus d’atomisation, d’utilitarisme et d’individualisme jusqu’à la catastrophe écologique annoncée qui mettra tout le monde d’accord. Ce n’est pas pour rien que les romans de Michel Houellebecq ont été prébiscités par tant de lecteurs qui y retrouvent le tableau de leurs propres misères. Cette hypothèse de l’épuisement de la démocratie est peut-être la bonne, mais ne peut que nous inciter à nous ressaisir, à moins de renoncer à tout exercice de notre liberté.

Des trois termes de la triade républicaine, le dernier concerne justement non la liberté individuelle, mais la liberté que nous avons de partager des émotions avec les autres. Il n’est de joie que la joie publique, disait Rousseau : voilà bien de quoi les post-modernes que nous sommes sont le plus privés, donc les plus avides, même si nous n’en avons pas trop conscience. Non seulement le défaut de fraternité nous prive des plus riches émotions, mais il empêche la liberté et l’égalité de se combiner comme elles font spontanément dans les relations amicales. Ce sont souvent les grandes catastrophes qui engendrent les sursauts de solidarité. Faut-il attendre la prochaine ? Ou qu’une nouvelle religion réapprenne aux Français à danser et à chanter ensemble, à se parler dans les ascenseurs et le métro? Ou qu’un homme politique inspiré, imperméable à la démagogie de l’immédiat, s’adresse non à l’intérêt, mais à ce muscle de plus en plus atrophié qu’on appelait jadis le cœur. En attendant que les choses viennent d’en haut, le mieux est de tenter de les faire advenir d’en bas, à notre mesure

Ce n’est pas tant sur les documents officiels de la République que dans la vie quotidienne que la fraternité doit être placée, non en queue, mais au centre de la fameuse trinité, de manière que la devise devienne un « palindrome » actif de gauche à droite, la liberté conduisant à l’égalité, aussi bien de droite à gauche, l’égalité s’enrichissant de la multiplicité des libertés. Voilà un programme de micro-politique que chacun peut chercher à mettre en application à l’occasion de chaque association, institutionnelle ou non, à laquelle il se trouve mêlé. En fait, en démocratie, les gouvernants sont beaucoup à l’image de la société civile, non seulement parce qu’ils sont élus, mais parce qu’ils seront réélus. L’intégration de l’émigration africaine, avec en arrière-fond la crise de l’école, et la menace écologique sont deux exemples de grandes occasions de mobilisation et d’émotions collectives largement sous-exploitées. Ce ne sont pas seulement les descendants d’émigrés et la nature qui se porteront mieux si les Français parviennent à s’unir pour ces causes, mais le pacte républicain tout entier qui en serait revigoré. Dans les deux cas, la concurrence mimétique qui laisse derrière soi une part de refoulé grandissante et dangereuse ne peut être vaincue que par une volonté politique générale conjuguée avec un retour sur nous-mêmes et sur ce que nous voulons vraiment.