Maridjo Graner : « Fondements du lien social »
Texte paru dans le N°17 (1994)
 
 
FONDEMENTS DU LIEN SOCIAL
 

 NDIVIDUALISATION ET INDIVIDUATION

" Alors que les deux premiers termes de la devise républicaine "Liberté, Egalité, Fraternité"  peuvent être l'un institué, l'autre imposé, le troisième "Fraternité" ne peut venir que des citoyens. " Edgar Morin Individu et espèce La fraternité ne peut venir des citoyens que parce qu’elle est en eux un sentiment inné, inscrit inconsciemment dans le besoin de conservation. Membres de l’Espèce, les hommes, tout individualisés qu’ils soient, sont liés par une communauté de destin. Individu conscient, chacun doit délibérer pour lui-même car chacun se trouve devant des choix qui lui sont propres. Mais, confrontés aux mêmes problèmes de survie matérielle, de sécurité affective et d’orientation sensée, nous sommes tous pressés par les mêmes besoins et la nécessité de trouver leur satisfaction. La connaissance surconsciente des conditions de cette satisfaction - qui opère en l’être humain de façon non constitutive mais inconsciemment incitative, comme le précisait Diel - tente de guider l’espèce entière vers l’union harmonieuse de ses membres.

Mais l’individuation, elle aussi phénomène biologique, pousse les hommes à méconnaître jusqu’à un certain point ce qui les unit et à exagérer égocentriquement leurs différences. Au lieu de se compléter harmonieusement les individus différenciés en viennent alors à s’opposer. C’est la nécessité biologique de l’union et la possibilité psychologique de la désunion qui explique la formation et la destruction des sociétés. C’est une évidence que l’homme ne peut survivre isolément. Enfant il est entièrement dépendant, pour la satisfaction de ses besoins vitaux, des soins et de l’affection qu’il trouve dans son milieu familial. C’est l’amour reçu, qui lui permet de sortir de l’égocentrisme de ses besoins immédiats et d’acquérir la tolérance pour les besoins des autres, qui formera l’essentiel du lien social sous son aspect vécu.

Phylogénétiquement préparée, forme évoluée de l’instinct maternel animal comme de l’instinct grégaire, la sociabilité a, de plus, une dimension ontogénétique et proprement humaine [Diel 1989]. Même à l’âge adulte, l’homme primitif est dépendant pour sa survie de l’aide qu’il trouve auprès de ses semblables : il n’a ni fourrure, ni griffes, ni force physique suffisante pour résister aux animaux et aux intempéries. Il a bien un intellect par lequel il remédie à sa faiblesse en élaborant des armes pour attaquer et se défendre, des outils pour dominer et aménager le milieu hostile et rendre la terre habitable. Mais, de toute évidence, il ne peut le faire seul.

Par la suite, au fur et à mesure que les connaissances nécessaires et les techniques se compliquent, leur maîtrise impose la division du travail caractéristique des sociétés évoluées. Les hommes doivent donc s’organiser, s’associer et s’entr’aider pour assurer leur survie matérielle. Pour être efficace cette entraide ne lie pas seulement les membres d’une tribu ou d’une société donnée mais plusieurs tribus ou sociétés entre elles. Elle unit aussi les membres actuellement vivants à leurs ancêtres et prédécesseurs qui leur ont transmis leurs propres inventions, et aux générations futures à qui ils transmettront leur propre acquis. Il s’agit ici de l’acquis civilisateur, des techniques qui permettent de faire face aux dangers du monde extérieur. Mais les sociétés humaines voient leur fonction protectrice étendue à un domaine que ne connaissent pas les sociétés animales, celui du danger intérieur de désorientation face au sens de la vie.

L’accès au conscient ouvre à l’homme la possibilité de la représentation et de l’anticipation, immense pas évolutif, mais qui comporte le danger de représentations erronées et d’anticipations (projets) irréalistes, qui désorientent sa capacité de choix et font prendre de fausses directions à sa recherche de satisfaction. L’effroi provoqué par l’évocation de sa mort future peut lui faire perdre sa confiance dans la valeur de la vie et le désorganiser intérieurement. L’éthique s’inscrit dans la nécessité d’une auto-organisation que l’instinct n’assure plus. Ce qui est instinctivement organisé au niveau animal a besoin de s’organiser, consciemment et surconsciemment, psychiquement, au niveau humain.

RÔLE DE LACULTURE

C’est le rôle de la culture de répondre à ce besoin. Réponse si vitale que le langage finit par identifier une société à sa culture, et que l’on dit facilement «les cultures » pour «les sociétés ». A chaque époque, celles-ci ont utilisé une formulation conforme à leur niveau évolutif : imagée, allégorique et symbolique, puis conceptuelle, philosophique et scientifique [Diel 1991]. Dans les cultures animistes et mythiques l’expression est surconsciente et collective. Légendes animistes et récits mythiques sont repris et amplifiés par d’autres conteurs contemporains mais aussi transmis et complétés de génération en génération. Actuellement leur sens, plus consciemment compris, peut être enseigné avec plus de précision sinon d’intensité émotive. Cette transmission de l’acquis culturel assure la protection contre le danger intérieur (effroi de désorientation, « mort de l’âme »).

Mais la vie sociale répond encore à un autre besoin que ceux du corps et de l’esprit : au besoin du cœur, besoin d’aimer et d’être aimé, qui fait dire à Edgar Morin [article cité] que l’aide sociale institutionnalisée, pourtant indispensable, ne pourra jamais remplacer la solidarité qui s’exprime de personne à personne. Le véritable ciment des sociétés réside dans ce que la Psychologie de la Motivation désigne par les termes de sociabilité ou encore d’égoïsme conséquent, qui est tout aussi bien un altruisme conséquent [cf.Revue n°15]. Il est maintenant généralement reconnu que la sécurité affective est un besoin vital inné, tout inconsciemment réclamé par le petit enfant pour qu’il puisse se développer sainement. Les carences affectives, si elles ne mettent pas directement en danger la vie de l’adulte comme celle du nourrisson, n’en créent pas moins de grandes souffrances et peuvent faire perdre la capacité de lien social tout autant que l’absence de fermeté éducative.

. L’existence de l’altruisme est toute naturelle lorsque les hommes sont liés par la réciprocité des sentiments positifs d’amour, d’amitié, de respect, de tolérance. Comme Diel aimait à le faire remarquer, si la chaleur d’âme régnait davantage, il y aurait moins de spoliations, de tortures, d’assassinats de ses semblables. C’est lorsqu’elle est détruite par les débordements de l’affectivité égocentrique que le rapport entre individu et société se renverse. D’institution protectrice pour l’individu la société devient alors un danger pour les besoins vitaux de chacun. Délinquance, terrorisme, guerres, totalitarismes, se chargent de rappeler à l’humanité l’importance biologique du lien social. La véritable sociabilité peut alors prendre la forme d’une opposition, voire d’une rupture avec la fausse justification des intérêts du plus fort ou du plus habile, déguisée en idéal moral ou politique, ou en nécessité économique. Résistants et dissidents de toutes les époques, tout en sauvegardant leur propre intégrité, ont été les ferments de l’évolution commune vers plus de justice.

LA SURVIE COMMUNE

Le sens évolutif de la vie sociale est que l’humanité entière s’unisse pour assurer sa survie satisfaisante. C’est l’ensemble des habitants de notre « Terre-Patrie «, arrivés à « l’ère planétaire «, qui est maintenant concerné par le danger sinon de disparition du moins de survie difficile [Morin 1993]. Et même, comme le fait remarquer Hans Jonas, nous voilà devant la possibilité de transmettre la mort aux générations futures, à la place des acquis porteurs de vie : l’abus des ressources naturelles, comme la haine destructrice du lien social, ne peuvent être combattus que si un nombre suffisant des citoyens du monde que nous sommes s’efforce de limiter l’excès de ses appétits égocentriques [Jonas 1990]. Non seulement les sociétés particulières mais l’humanité entière ne peuvent évoluer que si les individus s’auto-organisent, prennent en compte les conséquences de leurs actes, expression de leur juste ou fausse motivation, sans projeter leur propre responsabilité sur la société, en effet co-responsable, mais surtout cible très commode de toutes les indignations.

Conformément à la loi du progrès évolutif, l’angoisse réveillée par les menaces multiples que notre époque véhicule suscite de nombreuses prises de conscience : la réflexion contemporaine embrasse le biologique comme le philosophique, l’éthique comme le psychologique, le politique comme l’écologique. Elle débouche déjà sur la découverte ou la redécouverte des valeurs de solidarité qui pourront guider les choix décisifs vers l’organisation de sociétés viables pour elles-mêmes et pour celles qui leur succéderont.