Paul Diel : « Psychologie et motivation »
Conférences faites par Paul Diel à la
Radiodiffusion française en 1959
> ce texte est également paru dans le N°30 (2000)

Depuis la découverte de la pensée symbolisante de l'extraconscient, la psychologie des profondeurs s'est développée par des doctrines qui semblent être contradictoires.

L'histoire de la psychologie des profondeurs est liée aux noms prestigieux de Freud, d'Adler et de Jung.

Freud découvre l'onirisme névropathique du subconscient : crises convulsives, paralysie des membres, dysfonction des organes, idées obsédantes, actions symboliques de purification, etc. Ces symptômes expriment symboliquement les désirs insatisfaits et refoulés.

En complétant la découverte freudienne de l'onirisme subconscient, Jung entrevoit l'existence du symbolisme surconscient. Les archétypes jungiens sont des images-guides apparentées aux symboles mythiques. Voici comment Jung définit les archétypes : «... ils forment, d'une part, le plus puissant préjugé instinctif et, d'autre part, ils sont les auxiliaires les plus efficaces qu'on puisse imaginer des adaptations instinctives». Il en résulte que ces images ancestrales et collectives tentent de guider la vie de chacun dans une voie sensée.

Adler, de son côté, commença l'étude d'un phénomène psychique radicalement opposé à la conduite sensée : la fausse rationalisation, déjà passagèrement constatée par Freud. Ce phénomène, habituellement dérobé au conscient, forme le lien dynamique entre les deux instances extraconscientes découvertes par Freud et Jung. La fausse rationalisation tente d'embellir les intentions pathogéniques et inavouables du subconscient, en y greffant des motifs pseudo-sublimes conformes en apparence à l'impératif éthique arché­typique du surconscient.

Adler dénommera politique de prestige ce phénomène de rationali­sation erronée et de fausse auto-justification. Dans ce terme nouveau pointe déjà la compréhension qu'à la base du raisonnement morbide se trouve une fausse auto-estimation, une survalorisation mensongère de soi-même, destinée à procurer une illusoire satisfaction vaniteuse. Adler découvre ainsi la fausse motivation. Mais l'étude demeure empirique. Le phénomène pourrait bien être d'une importance beaucoup plus étendue que ne le laisse soupçonner l'investigation adlérienne. La falsification du raisonnement serait-elle la cause primaire de la maladie de l'esprit sous toutes ses formes ?

Les œuvres respectives de Freud, d'Adler et de Jung contiennent d'importants éléments de vérité. L'apparence d'une contradiction provient des erreurs doctrinales (pansexualité chez Freud, instinct de domination chez Adler, spiritualisme trop exclusif chez Jung). Ces œuvres sont pourtant complémentaires. Leur trait d'union est la recherche de la connaissance de soi-même jusque dans les tréfonds de l'extraconscient. Leur commun but curatif se fonde sur le contrôle conscient, assurant une relative maîtrise des désirs. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on est en droit de dire que l'effort commun qui traverse les doctrines, qui les unit en dépit de leur apparente contradiction, consiste dans l'élaboration d'une méthode introspective de prise de connaissance de soi, malgré l'existence du fonctionnement extraconscient. On trouvera aussi bien chez Freud que chez Adler et Jung de nombreux passages qui attestent la valeur de l'introspection et soulignent la nécessité d'y recourir.

L'esprit ne peut parvenir à diminuer la tension affective des désirs qu'en trouvant la valorisation juste, donc en éliminant la fausse motivation. La réussite curative ne peut résulter que de l'orientation sensée. Or, il n'existe qu'une seule direction sensée de la vie, et c'est uniquement l'impératif éthi­que du surconscient qui l'indique. Son exigence immanente consiste à chercher la satisfaction, non pas dans l'exaltation des désirs et dans la fausse justification de cette exaltation, pas plus d'ailleurs que dans la suppression des désirs naturels (d'ordre sexuel et matériel), mais dans leur satisfaction harmonieusement ordonnée.

Dans cette perspective, on constate un accord complet entre l'ancien problème de la philosophie et celui de la psychologie moderne.

Mais alors que la philosophie s'est intéressée en premier lieu à l'aspect éthique, la psychologie moderne est issue de l'étude de l'aspect pathologique. Son interrogation première concerne le mal, la maladie psychique, l'exaltation imaginative cause de la rupture d'équilibre. L'exaltation malsaine est diamé­tralement opposée à l'harmonisation saine. L'homme crée lui-même le bien et le mal ; il est responsable de la valeur ou de la non-valeur, par sa valorisa­tion juste ou fausse. La voie est libre pour aborder le problème essentiel, non plus par voie d'intuition, mais par l'analyse des fonctions psychiques. Pour l'analyse psychologique, le problème le plus ancien se pose d'une manière entièrement renouvelée. Mais il se présente sous la forme d'un dilemme dont l'acuité exige une solution d'urgence. D'un côté se trouve mise en lumière la cause subconsciente de la déformation pathologique et de ses conséquences néfastes : l'élucidation des tréfonds devient une nécessité vitale.

D’un autre côté, cette élucidation semble être plus impossible que jamais. Comment l'introspection pourrait-elle sonder les tréfonds qui se dérobent au conscient ?

Or, la fausse rationalisation est le mensonge à l'égard de ses propres intentions motivantes. Cesser de se mentir, c'est commencer à se connaître.

Du fait que la fausse rationalisation, mi-aveuglément imaginative, mi-raisonnante, s'opère, par-là même, à la frontière du conscient, elle devrait néces­sairement être accessible à la prise de connaissance. L'analyse doit donc se concentrer sur la fonction imaginative susceptible de fausser le raisonnement. Nous savons tous, par voie d'introspection immédiate, que pour former un projet nous enchaînons nos désirs en un jeu imaginatif. L'imagination tente de prospecter les conditions réelles de réussite. Sous cette forme, l'imagination est une fonction naturelle, indispensable à la délibération mi-affective, mi-réflexive. Le jeu imaginatif nous procure une présatisfaction, capable de stimuler la recherche de la satisfaction réelle et active.

Cependant, le jeu imaginatif, pour peu que l'affectivité l'emporte sur la réflexion, devient malsain. Au lieu de prospecter les conditions de réalisa­tion satisfaisante, l'imagination se contente de présatisfaction. Elle n'est plus alors qu'un vain jeu, exaltant parce que libéré de toute entrave réelle, mais dangereux précisément en raison de l'évasion dans l'irréel et de l'égarement dans l'irréalisable.

Le danger est d'autant plus grand qu'à l'imagination d'évasion corres­pond nécessairement l'imagination de justification. L'évasion imaginative est la faute vitale par excellence, dénoncée comme coupable par la vision sur­consciente de la vérité. La fausse justification, en refoulant la faute, perd de vue non plus seulement la réalité ambiante, mais elle prépare la désorientation la plus décisive et la plus nocive qui soit : la perte de la vérité à l'égard de soi-même et de sa propre valeur.

L'exaltation imaginative sous ses deux formes complémentaires - évasion de la réalité ambiante et fausse justification de soi-même - est une faiblesse de la fonction valorisante de l'esprit. Or, l'erreur de la valorisation ne peut se manifester que de deux manières : survalorisation ou sous-valorisation. Ainsi s'introduit dans l'esprit la cause même de son insanité : l'ambiguïté de la fonction valorisante. La valorisation contradictoire prive l'esprit de sa lucidité et la volonté de sa force de décision. L'ambivalence n'est pas un phénomène qui se manifesterait de-ci de-là, de manière spora­dique : elle est la loi qui régit la décomposition morbide, progressive, du moi conscient. Elle crée la désorientation subconsciente. La valorisation faussement justificatrice est une erreur essentielle, nuisible pour toutes les interrelations humaines, car elle se manifeste sur le plan de la vie pratique sous la forme d'une fausse estimation de soi-même et d'autrui. A l'autosurestime vaniteuse, moyen de refouler sa propre culpabilité, correspond infailliblement l'inculpation excessive d'autrui. Le sujet se considère comme exempt de toute faute, et la faute pour tout ce qui lui arrive de désagréable et d'angoissant se trouve projetée sur autrui. L'autre devient l'ennemi redoutable, injuste en principe : le sujet ne cessera plus de se plaindre sentimentalement pour tant d'injustice à subir.

Vanité, accusation, sentimentalité, sont les moyens de refouler l'insatisfaction coupable. Tout le cortège des ressentiments humains se trouve inclus dans ce cadre catégoriel formé par l'imagination faussement justifica­trice.

Les maladies de l'esprit sont la conséquence d'une aggravation de la fausse motivation justificatrice, laquelle se trouve à des degrés divers d'intensité en tout homme. Chacun pourrait s'en rendre compte s'il voulait se donner la peine de scruter ses délibérations intimes.

Ces ressentiments d'apparence normale sont jugés sans gravité. En raison de leur fréquence, ils sont pourtant bien plus dangereux pour la conduite sensée de la vie humaine que les manifestations spectaculaires de la psychopathologie, qui n'en sont que des états aggravés..

Toutes les interactions humaines sont insidieusement perturbées par les ressentiments secrets. Il importe donc d'envisager l'étude du comportement à partir des motivations intimes.