Paul Diel: « Les deux tâches de l'être humain »
Extrait du livre « Psychologie de la motivation »
> texte est paru en exergue du N°17 (1994)


« Chez l’homme, la nutrition et la propagation ne s’expriment plus seulement comme une appétition impulsive satisfaite à l’aide des instincts. Au caractère impulsif et instinctif se surajoute un caractère intentionnel qui ne peut être satisfait qu’à l’aide des désirs dirigés par l’esprit, à l’aide des désirs spiritualisés et sublimés devenus motifs sensés, et c’est précisément ce surcroît dû à l’élargissement des pulsions qui détermine la différence entre l’animal et l’homme, la responsabilité individuelle, la dignité humaine.

La pulsion de nutrition en s’élargissant devient pulsion sociale, qui peut être appelée aussi pulsion matérielle, car elle assure, à l’aide de l’intellect et de ses projets, la satisfaction future des besoins matériels. Les projets, pour être sains, ne doivent pas seulement avoir égard à l’ensemble des besoins de l’organisme individuel, mais encore à l’ensemble des besoins de la société, à l’organisme social dont l’homme n’est qu’une cellule; son salut est donc inséparablement lié au fonctionnement réglé de la vie sociale.

Or, en dernière analyse ― qui d’ailleurs ne met en relief qu’une vérité évidente ― le fonctionnement réglé de la vie sociale ne dépend pas de la société sous son aspect abstrait, qui n’est qu’un concept du langage, un moyen de parler, mais de la société réelle et concrète qui, elle, se compose de l’ensemble des individus. La vérité éclatante est donc que l’organisme social ne peut fonctionner d’une manière réglée, saine, que si la vie des cellules (des individus) est sainement réglée. Les deux tâches de l’individu, celle d’avoir égard à l’ensemble des besoins de l’organisme individuel et celle d’avoir égard à l’ensemble de l’organisme social, n’en sont donc en vérité qu’une seule […]

[…] La tâche sociale n’est autre que la tâche individuelle : l’organisation du monde intérieur. Cela ne veut point dire que l’organisation du monde extérieur soit superflue; bien au contraire : elle est une nécessité profonde, mais qui ne peut s’accomplir qu’en fonction de la tâche vitale et de son accomplissement. Car rien n’est plus indiscutable que cette constatation : l’organisation extérieure sera valable dans la mesure où elle sera fondée sur des intentions justes, et elle sera durable dans la mesure où elle sera fondée sur une application juste. Cela revient à dire que l’organisation extérieure sensée ne sera réalisable que dans la mesure où elle sera fondée sur la motivation juste.

[…] Ce qui doit être satisfait pour que la pulsion nutritive soit sainement élargie, ce n’est plus uniquement le besoin matériel et individuel étendu, tout au plus, comme c’est déjà le cas chez les animaux, aux membres de la famille, ce n’est même pas uniquement le besoin de la tribu ou de n’importe quelle société restreinte. Le besoin de satisfaction s’étend sur la situation matérielle de la société humaine entière. Cet élargissement définitif tente de faire de la nécessité matérielle un principe spirituel. Il élève l’exigence matérielle au niveau supérieur d’un problème, au niveau de l’état spirituel, de l’idée-guide qui exige sa formulation, de plus en plus clarifiée.

Cette solution de principe du problème matériel, si elle est juste (si elle est basée sur la compréhension vraie et sur la motivation juste), s’avérera valable non seulement pour l’organisation de la situation matérielle de l’individu. L’idéal sera également directif pour les organismes plus complexes, famille, tribu, patrie, et même pour l’organisme le plus complexe : l’ensemble des hommes. Par l’élargissement de la pulsion nutritive, devenu le problème humain de sociabilité, l’homme sort de l’égoïsme primitif et instinctif de l’animalité pour apprendre, par la nécessité impérative de son bien réel, à s’incorporer dans la communauté civilisée… »