ENTRETIEN AVEC ARMAND PETITJEAN
Ecologie et Humanisme

Armand Petitjean :

L’écologie étant elle-même une science en constitution, elle ne peut pas, par principe, tourner le dos au progrès scientifique et technologique. Comment l’écologie globale, par exemple, pourrait-elle progresser dans l’observation d’un système aussi complexe que celui de la terre, sans les moyens les plus sophistiqués de l’astronautique et de l’informatique ? L’écologie s’efforce de distinguer dans ce que l’on appelle le progrès, ce qui peut servir à l’épanouissement de l’être humain et ce qui risque de l’atrophier. Cela est clair en ce qui concerne l’énergie atomique et les usages qui peuvent en être faits. Ce n’est pas encore assez clair et reconnu, malgré les voix qui s’élèvent, pour ce qui concerne les progrès de la génétique. Renouveler l’humanisme À mon sens, l’écologie est appelée à renouveler notre conception de l’humanisme. Elle nous apprend à ne plus considérer l’homme comme un système de référence absolu, un être qui ne doit rien qu’à lui-même et à qui tout est permis, pourvu qu’il n’incommode pas autrui. Un nouvel humanisme doit prendre en compte toutes les conditions, tant naturelles que sociales et techniques dans lesquelles nous nous trouvons actuellement, comme celles qui ont permis à notre humanité d’émerger des milliards d’années de l’évolution. L’homme ne peut plus penser – on devrait le savoir depuis Copernic, Darwin et Freud – qu’il est le centre de l’univers. Il lui faut s’y re-situer et rechercher le sens de sa vie sur cette terre. Notre philosophie nous y invitait déjà – « l’homme n’est qu’un roseau, mais c’est un roseau pensant », disait Pascal, – alors que la « maîtrise » de la nature à notre portée nous confortait dans un anthropocentrisme qui remonte à la Bible. La conception de Newton, en projetant dans un espace-temps absolu le temps et l’espace vécus par l’homme relevait encore de cette tenace illusion.

La physique moderne a déjà relativisé cette absolutisation de l’humain, elle a en quelque sorte « écologisé » la pensée scientifique elle-même. Mais l’écologie scientifique née voici plus d’un siècle, et la pensée de la complexité qu’elle implique, engagent toute notre réflexion, non seulement sur la nature mais sur nous mêmes et sur les autres, à s’écologiser. Écologiser c’est réorienter la pensée, trop facilement linéaire, vers la pensée complexe de telle sorte qu’elle s’efforce de rester en réflexion ouverte avec l’objet de sa recherche. Qu’elle n’extrapole pas sans contrôler ses anticipations. Qu’elle n’aille pas trop vite de l’hypothèse à la certitude. Qu’elle n’écrase pas son objet, qu’elle s’y nourrisse au contraire, dans une approche systémique de la réalité, sans se lasser de sa recherche. Qu’elle s’ouvre à l’altérité des choses et des êtres. Étymologiquement, eikos c’est la maison, la demeure; logo, c’est la science et l’art d’administrer, de raisonner. L’écologie, c’est l’art et la science d’administrer notre demeure terrestre dans l’univers : elle s’ouvre sur le dehors, tout en s’en protégeant. La pensée écologisée, au lieu de se « clôturer » (Morin), s’ouvre à ce qu’elle n’a pas encore élucidé de sa recherche. Elle retire tout crédit à des formulations telles que : « l’humanité est la finalité de l’homme » (Kant), « l’homme est l’être suprême pour l’homme » (Feuerbach et Marx), « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » (Sartre), ou le surhomme de Nietzsche.

L’homme sera toujours en état d’inachèvement, d’interrogation perpétuelle. À la limite, bien que ce ne soit pas sans risque de mécompréhension, il y a un terme que je préférerais à celui d’humanisme qui serait transhumanisme. Il nous faut toujours regarder au-delà de notre nature pour développer notre culture, au-delà de notre culture pour découvrir la Nature et en chercher le sens. Quelle ambiguïté, dès le départ, dans une formulation comme celle de Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose » ! On dirait plutôt que l’homme doit se mesurer à toutes choses.

Armen.Tarpinian. À moins que l’on n’entende par là, la vraie « mesure de l’homme », l’avènement progressif de la conscience, ce que Jacquard appelle l’humanitude et que Kant, comme Leroux plus tard, appelaient humanité ?

A.P. : Il s’agit, en effet, d’un bel exemple de glissement sémantique. La formule « l’homme est la mesure de toute chose » est devenue quinze siècles plus tard « toutes choses sont faites sur mesure pour l’homme ». D’où sa prétention cartésienne à devenir maître de soi-même comme de l’univers. L’écologie : de Haeckel à l’écologie humaine Mais, avec l’espèce humaine, on s’est progressivement aperçu qu’il fallait prendre en compte l’autonomie croissante de l’homme dans la nature, et l’impact de ses activités sur son milieu. C’est ainsi qu’on en est arrivé, aujourd’hui, à l’écologie scientifique globale, pour qui cet impact, multiplié par l’explosion de nos technologies de pointe et l’élévation sans précédent de notre niveau de vie, avec ses déchets et ses pollutions, pose des questions cruciales.

Car il est clair qu’avec une croissance économique accélérée, une population qui, dans les pays pauvres, ne cesse de croître, nous finirons, si nous ne changeons pas de cap, par franchir les limites qui nous sont assignées par la nature pour habiter la terre. Toutes ces inquiétudes ont été largement exprimées à Rio. La protection de l’environnement devient un souci grandissant non seulement pour les écologistes mais aussi pour les décideurs politiques et économiques. Il convient à cet égard de bien distinguer l’environnement et la nature.

L’environnement n’est pas une réalité purement naturelle. L’environnement est cet espace hybride où interviennent d’un côté les forces naturelles et de l’autre côté les techniques humaines. C’est justement parce qu’elle oblige à prendre en considération le rapport entre les activités humaines et les équilibres naturels, que la pensée écologique est en train de gagner du terrain. Elle infléchit lentement les positions traditionnelles, non seulement de la science mais de notre philosophie et de la religion. Nous ne pouvons plus nous considérer – je le répète – comme un système de référence absolu, faisant abstraction de nos conditions naturelles d’existence.

L’éthique de la responsabilité

J’ai retrouvé cette dimension dans l’œuvre de Diel où la biogenèse de l’être humain, son émergence et sa différenciation d’avec l’animal sont puissamment dégagées. Je dirai aussi, au passage, que j’ai été très frappé par l’analyse que Diel fait de la fonction d’estime et d’auto-estime chez l’homme, et des conséquences que ses perturbations peuvent entraîner sur le plan psychique et interindividuel. Je n’ai rien lu d’aussi pertinent sur cette fonction d’estimation juste ou fausse qui fonde la responsabilité de chacun face à lui-même et à autrui. Il y a toute une écologie de la psyché à développer, et Diel en est un pionnier. Jusqu’à ces dernières décennies, la morale concernait avant tout le rapport de l’homme avec lui-même et avec ses semblables. Aujourd’hui, notre responsabilité, Hans Jonas l’a remarquablement démontré, prend une nouvelle dimension : nous sommes responsables de ce que nous faisons de notre habitat, la Terre, et de son habitabilité pour les générations à venir. En fondant solidement – jusque dans l’Être – le « Principe Responsabilité », Jonas pose la pierre angulaire de l’Éthique dont notre époque a si cruellement besoin.

A.T. : C’est son impératif écologique: prends garde à ce que tes actions ne nuisent pas aux générations à venir. Pour Diel, la responsabilité individuelle incluait la responsabilité envers l’Espèce. Mais le danger mortel pour l’humanité ne résidait alors que dans ce que Jonas appelle “ l’Apocalypse instantanée ” (atomique) par contraste avec “ l’Apocalypse rampante ” (déséquilibres écologiques multipliés par l’expansion démographique).

A.P. : Il est vrai, n’oublions pas que nous étions un milliard d’habitants au début du siècle, six aujourd’hui, et que nous serons dix milliards dans cinquante ans. Notre niveau de vie occidental, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, n’est déjà plus acceptable par notre écosystème terrestre : il est hors de question qu’il puisse être étendu à la planète entière. Voilà qui pose de façon radicale – alors que l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser – la question de la justice sociale à l’échelle planétaire. Mais il est un autre péril dont l’opinion commence heureusement à s’émouvoir et sur lequel je veux insister : celui qui tient à la façon dont la recherche génétique est actuellement conduite. Elle touche à ce qu’il y a en nous de plus fondamentalement humain.

Nous retrouvons ici la question de l’humanisme, celle que le sphinx posait aux passants : qu’est-ce que l’homme ? Dans leur réponse, ils engageaient leur vie. Sans aller jusque-là, je dirais que ce qui nous fait homme, au sens le plus élevé du terme, c’est l’incarnation progressive de l’Esprit compris comme principe organisateur immanent à l’Univers dans une âme et dans un corps. Je crains fort que la recherche en génétique, telle qu’elle est conduite, et surtout telle qu’elle est exploitée par la bio-industrie, n’aboutisse à traiter l’homme comme un corps sans esprit et sans âme, tout comme la neurophysiologie du cerveau et les sciences cognitives ignorent la psyché, ou comme une spiritualité exaltée débouche sur le vide lorsqu’elle évacue l’âme et le corps. Cette dévalorisation à la fois de la condition humaine et de l’humanitude rejoint, curieusement, celle de l’écologisme intégriste pour qui rien n’autorise l’homme à se distinguer de l’animal. Pas même la capacité d’exterminer la vie sur cette Terre !

A.T. : Une écologie soucieuse de comprendre les rapports de l’homme avec son environnement, qui, pour une grande part, dépendent de ses rapports avec lui-même et avec autrui et du sens qu’il donne à sa vie et à ses activités, ne devrait-elle pas lier méthodiquement la connaissance du monde intérieur à la connaissance du monde extérieur, la psychologie de l’habitant à l’écologie de l’habitation ? N’est-ce pas, là, le double socle nécessaire à une nouvelle Éthique ?

A.P. : Absolument d’accord. L’homme doit rester en état d’attention et de vigilance à l’égard de lui-même et en état d’ouverture permanente à autrui. Il doit développer son autonomie en tenant compte des contraintes intérieures et extérieures que lui imposent sa nature et la nature, acceptant les limites pour mieux mobiliser ses ressources. La nature lui a donné la conscience, il doit en user pour mieux s’interpeller et interpeller ce et ceux qui l’entourent. Interroger la nature pour la dépasser sans la détruire, vivre non seulement en symbiose mais en progression évolutive avec elle. La nature ne connaît pas elle-même son propre sens ; on pourrait dire, en gardant à l’esprit le risque de la personnifier et de lui prêter les intentions qui nous conviennent, qu’elle cherche son sens à travers l’homme.

Cette conception se prêterait à la fondation d’un nouvel humanisme, voire d’une religion nouvelle, où l’homme ne serait plus présenté comme un être programmé d’avance, mais comme une tête chercheuse de l’univers, sujet d’un double Fiat : celui de la création et celui de la conscience. C’est l’idée, exprimée par Jung et que j’ai trouvée aussi dans Diel, que la conscience est un facteur cosmogonique aussi mystérieux, inaccessible à notre science, que celui de la Création.