La fausse justification

La tendance à la vanité coupable et à la sentimentalité accusatrice chez Diel
Résumé de « La fausse justification : le mécanisme au fondement des rivalités excessives »
Hervé Mauroy, Nouvelle revue de psychosociologie n°23, ERES 2017, p. 213-227

Résumé établi par Erwan de Cambourg

 

Cet article vise à analyser le mécanisme, central pour expliquer les comportements sociaux, de la fausse justification. La fausse justification est à l’origine des rivalités trop exacerbées. Ce mécanisme psychique, déjà aperçu par les moralistes d’inspiration janséniste, et précisé sous une forme parfois dangereuse par Nietzsche, du surdéveloppement artificiel de la vertu apparente, est décrit de la manière suivante par Paul Diel (1893-1972) sur la base d’une distinction entre les rapports des personnes à leur monde intérieur et à autrui.

1) Quand elles sont blessées dans leur amour-propre, les personnes, qui manquent souvent de maîtrise, endurent un sentiment de culpabilité : celui de ne pas être à la hauteur de leurs espérances. Pour surmonter l’angoisse insupportable ainsi générée, elles sont poussées, en se dupant elles-mêmes, à augmenter avec exaltation leur amour apparent de la communauté, non par vertu réelle mais pour renforcer leur image auprès des autres et d’elles-mêmes. Elles tendent ainsi à tirer vanité du développement en elles d’actions et de pensées pseudo-moralisantes et développent une tendance ambivalente appelé par Diel « vanité coupable ».

2) Parce qu’elles ne veulent pas voir que la vanité coupable est une réponse artificielle à la souffrance générée par des frustrations de l’amour-propre, les personnes subissant fortement ce processus développent en même temps, de manière tout aussi exaltée, un renforcement de leur désir de réussite dans le domaine matériel ou sexuel. Diel a constaté ainsi que les hommes – au sens générique – blessés manquant particulièrement de maîtrise (appelés par lui les « nerveux ») développent toujours des rêveries diurnes de réussite dans une multitude de domaines matériels. Cette exaltation des désirs matériels renforce le sentiment de culpabilité car elle vient heurter les pensées soi-disant vertueuses qui se sont déployées, ce qui crée une tendance à toujours davantage de vanité coupable et de désirs de réussite.

3) Dans le même temps, comme le développement de l’amour de la communauté en eux, n’équivaut pas à un accroissement de la vertu réelle, les hommes sans maîtrise suffisante sont poussés, toujours sans comprendre ou vouloir comprendre le processus qui les anime, à rabaisser et à mépriser les autres. Pour pouvoir s’imaginer réellement des plus vertueux, ils sont en effet enclins, au moindre accroc dans leur relation à autrui, à voir le monde extérieur comme malveillant ou corrompu de façon à pouvoir par comparaison se grandir eux-mêmes : ils projettent autrement dit leurs propres fautes sur les autres. Au total, les hommes, caractérisés par une tendance à la vanité coupable, seraient ainsi marqués, en ce qui concerne cette fois leur rapport au monde extérieur, par une sorte de sentimentalité accusatrice.

4) Pour Diel, faute de maîtrise de cette tendance à s’autodisculper et à inculper excessivement les autres, les hommes mis en relation deviennent des sortes de rivaux risquant de se blesser continuellement les uns les autres dans leur amour-propre : la vanité triomphante ne cesse pas chez eux de se transmuer en vanité humiliée.

Partant de là, Diel explique que la démagogie consiste à vouloir manier les hommes en leur fournissant une argumentation les aidant à justifier leur vanité coupable et leur sentimentalité accusatrice. Il serait en particulier aisé d’instrumentaliser la tendance des hommes à transmuer leurs ressentiments en sentiments d’indignation. Il convient peut-être d’ajouter qu’il y a, de manière plus ou moins larvée, un souci potentiel d’exploiter autrui par intimidation derrière l’accusation et par désir d’inspirer la sympathie, voire la pitié, ou d’affaiblir ses adversaires derrière la sentimentalité.
 

 

Vanité coupable

(rapport au monde intérieur)

Sentimentalité accusatrice

(rapport au monde extérieur)

Sentiment de supériorité

Vanité

(surdéveloppement fictif de la vertu apparente de soi)

Accusation

(rabaissement des autres)

Sentiment d'infériorité

Culpabilité

(sentiment de ne pas être à la hauteur de ses espérances)

Sentimentalité

(amour faux des autres)

 

L’analyse de Diel ressemble à celle déjà proposée par les moralistes du XVIIème et du XVIIIème siècles tels que Nicole mais sous une forme plus positive. Pour ce dernier, et pour les jansénistes plus généralement, il était impossible en effet de savoir si la vertu apparente en soi répondait à un amour véritable de la communauté. Par contre, pour Diel, une auto-évaluation est envisageable : celui qui voit en lui se multiplier des désirs exaltés de réussite matérielle (en particulier sous forme d’imagination d’évasion) tandis que sa prétendue vertu s’exacerbe, ou encore qui développe une sorte de mépris, voire de haine, à l’égard d’autrui sur un fond pseudomoralisant doit pouvoir comprendre, sauf lâcheté ou bêtise, qu’il ne s’agit que des effets de sa propre tendance à la vanité coupable et à la sentimentalité accusatrice. Dans une perspective proche de celle de Nietzsche, il doit alors se mobiliser pour s’auto-harmoniser davantage (obtenir plus d’harmonie entre ses désirs spirituels et matériels) et réduire sa tendance à dénoncer les fausses motivations des autres avant de se préoccuper des siennes propres. Ce type d’appel à davantage de maîtrise quand il y a blessure d’amour-propre fait penser aussi à l’impératif du don/contre-don cher à Marcel Mauss.

Extrait de la conclusion :
« A la suite des réflexions menées par les moralistes d’inspiration janséniste des XVIIème et XVIIIème siècles, puis de manière exaltée (parfois dangereuse) par Nietzsche, Paul Diel a analysé en profondeur le mécanisme psychologique de la fausse justification, fruit d’une duperie de soi. L’analyse de Diel mérite de recevoir une notoriété bien plus grande. La fausse justification constitue en effet, à mes  yeux , l’un des mécanismes manifestant combien il est préférable de se tourner dans le champ des sciences sociales vers des théorisations reposant non pas sur la théorie du choix
rationnel mais sur la psychologie »1. Hervé Mauroy               
Hervé Mauroy, maître de conférence en sciences économiques à l’Université Polytechnique des Hauts de France (située aux Tertiales à Valenciennes) et chercheur au Centre de Recherche Interdisciplinaire en Sciences de la Société (CRISS). Spécialités en recherche : histoire de la pensée en économie (et dans les autres sciences sociales), philosophie économique, analyse des interfaces (économie et philosophie, économie et psychologie, sociologie et psychologie, etc.). « Je suis passionné par la psychoéconomie et la psychosociologie (utiliser les apports de la psychologie dans les sciences économiques et en sociologie). C’est dans ce cadre que j’ai pris connaissance de l’œuvre de Paul Diel (via au départ la lecture d’ouvrages de Bruno Viard). Pour ma part, Diel est un penseur d’une profondeur exceptionnelle, très insuffisamment connu en dehors de quelques cercles en psychologie ».