ENTRETIEN AVEC JACQUES ROBIN
Un changement d'ère ?
Armen Tarpinian : Vous êtes de ceux qui pensent, hors de tout millénarisme, que nous ne sommes pas seulement en train de changer de siècle mais de changer d'ère. C'est d'ailleurs le titre de votre livre paru l'année dernière, livre qui a très fortement retenu notre attention, comme celle de beaucoup d'autres. Chacun est, aujourd'hui, à la fois réconforté des évolutions inattendues qui se produisent à l'est de l'Europe, et inquiet de l'état du monde qui, considéré dans son ensemble, reste chaotique : les progrès les plus fulgurants n'y contrastent-ils pas avec d'immenses retards de développement, humainement accablants, dans les deux tiers du monde ? En ouverture de ce numéro de notre Revue, consacré à des réflexions sur le Politique, c'est-à-dire sur la façon souvent bien intentionnée, mais non forcément clairvoyante, dont les hommes essaient de déterminer leur Histoire, nous sommes très intéressés de connaître votre diagnostic sur l'état de santé du monde, ainsi que les traitements que vous jugez possibles ou souhaitables à l'échelle locale ou mondiale. Peut-être ne vous risquerez-vous pas à aller jusqu'au pronostic... J'ai employé volontairement ces termes qui ne choqueront pas le médecin que vous avez été pendant vingt années, ni le respon­sable d'une grande Entreprise que vous fûtes par la suite. Ces questions s'adressent aussi, bien entendu, à l'animateur de « Transversales, Science-Culture » : ce lieu où se retrouvent, avec d'autres, des compagnons de réflexion qui ont participé, à la fin des années 60, à la création du Groupe des Dix, et dont le souci transdisciplinaire vise une approche de la réalité qui ne soit ni réductrice ni dogmatique. (*)

(*)Voir les notes biographique et bibliographiques en fin d'entretien.

I - LES QUATRE MUTATIONS

La mutation technologique

Dr Jacques Robin : Nous entrons, il est vrai, à mon avis, dans une mutation comme il y en a eu peu dans l'histoire d'Homo Sapiens. Elle dépasse, par exemple, de loin tout ce qu'a représenté, historiquement, la crise de la Renaissance. On peut comparer la situation que nous allons vivre, durant les décennies à venir, à ce qui s'est déroulé sur plusieurs millénaires, quand on est passé du paléolithique - le chasseur et le cueilleur - au néolithique, où les hommes ayant appris à conserver des ressources (viandes, poissons), à cultiver et à engranger, ont pu se sédentariser. Ainsi ont émergé les villages, les villes, les empires ainsi que les dieux, les rois, les guerres.

L'humanité en est actuellement à un tournant de cette importance : je le dis en fonction de la mutation technologique exceptionnelle que constitue le passage de « l'ère énergétique » à « l'ère informationnelle ». Les technologies que l'on nomme de « l'Information et de la Commande » ne recouvrent pas seulement l'informatique, mais aussi la robotique, les télécom­munications, les biotechnologies. Elles représentent un tournant considérable car, pour la première fois, la mise en forme de la matière par de l'énergie peut se faire, presque entièrement en dehors des hommes, par l'utilisation de codes, de messages, de signaux, de langages. Elle introduit ainsi du jamais vu dans le mode de production des biens et des services ; elle automatise à un tel degré les processus de production qu'elle nous contraindra, dans un délai rapproché, à trans­former complètement nos modes de pensée économiques. Cette mutation informationnelle représente, par sa nature même, une donnée technique tout autre que ce que nous avons connu et vécu depuis le moment où on a mis en forme les objets, en utilisant la force musculaire de l'homme, puis le contrôle du vent, de l'eau, des énergies fossiles, de l'électricité, de l'énergie nucléaire.

On savait que la matière était représentée par de la masse et de l'énergie, on sait maintenant qu'elle porte aussi de l'information. Selon la définition de Wiener « l'information n'est ni masse ni énergie, c'est l'information. » On s'est rendu capable de saisir cette information, de la stocker, de la computer, de la programmer et de la mettre dans des machines. La révolution conceptuelle est d'abord passée inaperçue. Elle s'est accomplie sous les auspices des ingénieurs de la Bell Corporation, aux États-Unis, pendant la dernière guerre, en vue de mieux contrôler la sécurité des flottes américaines qui amenaient le ravitaillement vers l'Europe. Ces techniciens découvrent alors une grandeur physique (qu'ils baptisent bit), grandeur qui leur permet de lever certaines incertitudes dans la transmission des « bruits ». Une ou deux décennies après, des penseurs comme Boulding, Bateson, Atlan, Morin, établissent l'importance de l'information en physique et surtout en biologie: le code génétique, les enzymes prennent tout leur sens dans leur rôle informationnel.

Durant la longue gestation du concept d'information et de commande, ingénieurs et techniciens accéléraient, quant à eux, la mise en place des technologies qui en découlaient. L'économie qui depuis longtemps essaie d'optimiser les biens semi-rares ou rares se trouve brusquement devant des productions (abondantes à volonté), devant des champs de reproduction de certains biens et services d'un coût minime (traitement de textes, clonage des semences...). L'économie ne s'est jamais vraiment centrée sur la distribution des richesses, puisque pour elle il s'agissait seulement d'en optimiser la production! Aujourd'hui, des ratios comme le P.N.B., l'emploi, l'inflation perdent une grande partie de leur signification dans le cadre de ces technologies informationnelles. Mais surtout en ce qui concerne l'emploi, la perspective change: on ne verra jamais plus le plein emploi classique. Plus ou moins rapidement le chômage se développera si l'on ne veut pas partager le travail. On ne sait pas assez que les millions de nouveaux emplois créés aux États-Unis sont en général des emplois secondaires, précaires, partiels. Dès lors que le système industriel n'entend pas laisser se développer une économie multidimensionnelle (avec marché certes mais non pas une économie de marché), il est contraint de laisser grandir sous nos yeux la société duale avec des gens qui prospèrent bien, et même très très bien... et beaucoup plus de gens qui vivent comme ils peuvent. La misère et la faim restent, on le sait, en progression dans le Tiers Monde.

La mutation démographique

A.T. - Quelle est la probabilité de pénétration de ces technologies informationnelles dans les pays qui en sont encore plus ou moins au néolithique ?

J.R. - Elles pourraient évidemment permettre des avancées économiques et sociales considérables. Mais elle est contrecarrée au départ par des problèmes dramatiques, vu la mutation démographique que nous vivons. Nous voici en passe de franchir le cap des six milliards d'êtres humains. On peut affirmer qu'il n'est plus possible de revenir sur la projection de neuf milliards d'habitants sur terre d'ici la deuxième moitié du XXIe siècle. La stabilisation à ce dernier niveau ne pourrait se faire que si des mesures d'urgence étaient prises. La « transition démographique » n'est en cours que dans les pays développés. Il est bien évident que si l'on atteint 10-12 milliards d'humains sur terre, les problèmes d'immigration d'aujourd'hui paraîtront dérisoires comparés à ce qui se produira, avec cette énorme population mondiale urbanisée dans des « agglomérations-ghettos » et répartie de manière inégale sur la planète. Les pollutions écologiques se poseront de la manière la plus dramatique... Pour permettre de vivre à dix milliards d'êtres humains, il faudrait aussi repenser entièrement les problèmes de développement. Nous voici pris à la gorge et, bien entendu, tant que ces catastrophes prévisibles ne sont pas présentes, on en parle plus qu'on agit.

La mutation du « comment vivre ? »
A ces mutations technologique et démographique s'ajoute, du moins pour notre Occident en voie de surdéveloppement, une troi­sième mutation qui, je dis cela en schématisant, se rapporte à notre façon et à nos raisons de vivre.

A.T. - Pourquoi parlez-vous de mutation ? Ne s'agit-il pas là d'une question éternelle, celle à laquelle les grands mythes, fondateurs des cultures, et les philosophies ont essayé de répondre ?
J.R. - Cela est vrai, mais jusqu'à l'ère moderne, jusqu'aux XVIIème et XVIIIème siècles, le problème restait avant tout celui de la survie: se nourrir, se vêtir, s'abriter, se soigner, assurer le minimum restait la préoccupation de l'immense majorité des gens. Mais aujourd'hui, dans le cadre de notre société industrielle hyper-productiviste, apparaît la question au rapport au travail. C'est une notion qui jadis ne se discutait même pas. Aujourd'hui, on commence à prendre conscience que le propre de l'homme c'est l'activité et non le travail. Le mot travail n'a été employé en France qu'à partir du XVIIe siècle. Auparavant on disait labourer ou œuvrer. Labourer parce que la France était un pays agricole, œuvrer puisque l'artisanat (l'œuvre, le chef-d'œuvre, le maître-d'œuvre, le compagnonnage) était alors prépondérant. Le mot travail est venu avec la société industrielle: travailler, c'est travailler dans les fabriques. Le terme dérive du latin Tripalium, instrument de torture où l'on accrochait les animaux pour les saigner. Le terme garde encore cette imprégnation de pénibilité : on dit « un problème me travaille », c'est-à-dire me tourmente; on dit aussi une « femme en travail », une femme qui enfante dans les douleurs. Freud a déjà parlé du travail libre et du travail lié en montrant que le travail libre ne concernait que cinq pour cent des gens, et que le travail lié à l'obligation de produire occupait tous les autres. Friedmann a parlé du travail en miettes. Quoi qu'il en soit du sens que peut prendre ce terme (il peut naturellement aussi être très positif s'il ouvre sur une créativité ou des solidarités vitales), il est vrai qu'il y a actuellement, malgré la pression due au chômage, une interrogation touchant au travail en tant que source d'épanouissement de l'individu. Cela bien sûr ne vaut encore que pour nos sociétés, disons occidentales au sens large. Ce n'est pas le problème des sociétés où la pauvreté, et la misère, restent dominantes.

Pour beaucoup, la remise en question du travail, comme lieu majeur de l'accomplissement de soi, remet aussi en question le bien fondé des conduites. Si la place du travail et la nécessité de travailler diminuent, alors quoi faire de sa vie ?

Dans un continent comme l'Europe, et disons en France, longtemps la notion du « salut » était là pour justifier les conditions souvent atroces de l'existence terrestre. Nous avons tendance de nos jours à oublier que les labeurs les plus ingrats, les violences, la mort jeune étaient le lot commun. Face aux contraintes naturelles, à la mortalité liée aux épidémies et à l'insuffisance d'hygiène, la plus grande masse acceptait de vivre dans l'assurance d'une autre vie. Il y avait certes des privilégiés qui pouvaient s'offrir le luxe d'une réflexion plus libre sur la façon d'organiser leur temps de vie, mais ils étaient un nombre infime par rapport à la masse des paysans et des soldats. Aujourd'hui, en Occident, en France, et malgré les zones de pauvreté qui subsistent et même s'étendent, il y a davantage de place, surtout si l'on tient compte de l'espérance de vie qui a plus que dou­blé en un ou deux siècles, pour la question : « que faire de ma vie » ? Nous reviendrons, je l'espère, à la fin de cette conversation sur ce thème, quand nous évoquerons les repères à partir desquels pourraient s'élaborer des réponses possibles à cette question primordiale.

La mutation écologique

A.T. - Vous avez parlé d'une mutation technologique qui remet en cause le type d'économie dans lequel nous vivons; d'une mutation démographique tellement rapide qu'elle remet ou remettra en cause beaucoup de données actuelles de l'organisation sociale, économique, nationale et internationale; d'une mutation du contenu de la vie quotidienne en raison du temps libre que les technologies nouvelles vont dégager, ce que vous appelez la mutation du « comment vivre ? ». Il y en a une quatrième - en cette veille du « Jour de la Terre » - que vous n'avez pas encore évoquée et qui est la mutation écologique ?
J.R. - Il est vrai que c'est sans doute la mutation la plus décisive. Cela s'explique si l'on comprend vraiment ce qu'est l'écologie, dont le concept dépasse largement celui d'environnement. En se méfiant comme toujours du glissement analogique, on pourrait faire la comparaison suivante: l'environnement recouvre la thérapeutique du cadre environnemental de la vie, l'écologie se réfère, quant à elle, au concept de santé. Le médicament n'est pas la santé: il est un élément souvent fort utile, s'il est bien employé. Il ne peut nullement être substitué à la santé « état de bien-être physique, social et mental ». L'Écologie c'est en réalité un méta-concept, si vous me passez le mot, qui couvre trois champs indissociables.

Tout d'abord, elle existe comme discipline scientifique, nécessitant une approche multidisciplinaire.

Elle est, d'autre part, un indicateur rigoureux des rapports sociaux et économiques: elle nous signale aujourd'hui de façon alarmante les risques que nous encourons à nous prêter aveuglément aux progrès de la société industrielle.

Enfin, elle met en question notre responsabilité individuelle aussi bien comme sujet autonome que comme citoyen; elle nous fait réfléchir sur notre place dans l'univers, sur nos rapports avec la nature et les autres (qui font aussi partie de la nature...). Mais voyons cela de plus près.

L'Écologie scientifique

L'écologie scientifique a fait des progrès immenses en moins de deux décennies. Pour Haeckel qui en a créé le terme, il y a plus de cent ans, l'écologie se définissait déjà comme « l'étude des interactions entre les organismes et leur environnement ». Depuis un demi-siècle on a, à peu près, étudié les principaux éco-systèmes du globe: ceux des communautés terrestres, marines, d'eau douce; on a étudié les données des niches écologiques concernant les modalités de vie des espèces. Ceci constitue l'aspect initial de l'écologie scientifique.

Mais, très récemment, il y a eu, en écologie scientifique, l'intrusion irrésistible des connaissances acquises dans les sciences de la terre et en astrophysique. Celles-ci ont confirmé la prémonition qu'avait eu, en France, Vernadsky, vers 1930, et dont le thème a été repris il y a dix ans par James Lovelock, sous le nom un peu mythique « d'Hypothèse Gaïa » (qui fait sourire encore bon nombre de scientifiques rompus à la seule approche disciplinaire). L'hypothèse Gaïa est fondée sur l'idée que nous ne faisons pas que subir les réactions de l'atmosphère, mais que la biosphère est un système hyper-complexe auto-régulé qui détermine, entre autres, les conditions mêmes de vie sur terre. Or nos actions socio­économiques modernes, nos comportements de prédateurs - qui nous ont fait éliminer tant d'espèces animales ou végétales - notre démographie galopante, sont en train, depuis un siècle, de transformer les conditions bio-physico-chimiques de cet équilibre de la biosphère. L'impact actuel du « métabolisme bio-économique » de l'espèce humaine - effet de serre, trou d'ozone, désertification des sols, pluies acides - est tel que si nous continuons d'appliquer ce modèle de développement actuel, les déséquilibres écologiques qui, ne l'oublions pas, sont cumulatifs, mettront en péril l'existence même de la vie sur la Terre.

La façon dont vivent actuellement les humains met en danger l'existence de l'humanité. Est-ce une consolation de se dire que si elle disparaissait, l'évolution cosmique se poursuivrait sans nous ? L'écologie scientifique est en train également de faire de plus en plus de place à l'écologie humaine. J'appelle écologie humaine tout ce qui nous explique en quoi nous sommes partie prenante de la biosphère. Nous sommes nous-même la Nature et sans doute l'élément le plus complexifié de la Nature. Nous devrions être mieux pénétrés de ces notions et les inclure dans l'éducation. Car nous ne vivons pas seulement, comme tous les systèmes vivants, de transferts matière-énergie avec sorties et ouvertures, mais aussi de rapports relationnels portés par le langage et les jeux de la communication symbolique. L'écologie humaine, c'est-à-dire tout ce qui se rapporte aux champs des relations - relations hommes-femmes, relations éducatives, rapports de pouvoirs, d'argent, lutte des classes et lutte des classements, rapports au travail et aux loisirs, etc.- invite à l'étude approfondie de ces facteurs et leur intégration dans l'ensemble de l'écologie scientifique. C'est là que la connaissance de nos motivations a un rôle essentiel à jouer.

L'écologie économique

Mais l'écologie soulève le problème de notre mode de production et de consommation. Bien sûr, le système industriel marchand et hyper-productiviste tente de trouver une réponse qui ne mette pas en cause les finalités de sa structure. Il joue au prestidigitateur, fait disparaître le terme « d'écologie » et propose une politique de « l'environnement » : qu'à cela ne tienne, finit-on par entendre dire, on va créer des éco-industries… Cela aura même l'avantage de créer de nouveaux emplois. Fabriquons des pots catalytiques, des filtres de toutes sortes, arrêtons la fabrication d'aérosols, faisons des lessives sans phosphates et tout ira bien! Certes il faut absolument parer au plus pressé, comme thérapeutique immédiate, mais ce n'est là qu'une vue très limitée par rapport aux vraies dimensions du problème.

Il s'agit, en réalité, pour chacun de nous - pour les pouvoirs politiques et pour les citoyens - de comprendre que ce sont les conditions même du mode de développement économique et les finalités qui les sous-tendent qui sont remises en cause. Je le répète, la montée des connaissances en écologie scientifique nous montre que nous nous mouvons dans un système hyper-complexe qui réagit sur nous et sur lequel nous réagissons.

A cet égard, l'on commence à voir surgir des travaux essentiels, quoiqu'ils soient trop souvent mis sous le coude : Georgescu-Roengen, Ignacy Sachs et René Passet, parmi d'autres, mettent en lumière les interactions économie-écologie. Ils montrent qu'il ne s'agit pas de se limiter à une politique de l'environnement mais de développer une politique qui soit respectueuse des lois de la biosphère.

L'économie ne peut s'orienter vers une solution viable que si elle prend en compte cette dimension complexe de l'écologie. On peut dire que, mesuré à cette échelle, l'homme très longtemps, n'a pas été un vrai prédateur de la nature. Il grapillait des choses à la surface de la terre! Ce sont les moyens fantastiques de la technoscience qui en ont fait le prédateur de la biosphère elle-même.

A.T. - Ne l'était-il pas déjà de son prochain ? Le temps des esclaves n'est pas encore, loin s'en faut, révolu à l'échelle du monde.

J.R. - Vous avez raison, cette mentalité de prédateur, qui n'est qu'un aspect de l'homme - l'aspect homo demens n'est heureusement pas insurmontable - a préparé les conditions de la mise en péril de l'espèce.

A.T. - Cela peut étonner, mais les mythes, Diel le montre, avaient dénoncé ces risques anthropologiques. N'est-ce pas, dit de façon très condensée, le sens du mythe de Prométhée qui vole le feu - la technique - et de son frère Épiméthée - l'imprévoyance - qui l'emploie sans penser à ses conséquences ? Dans votre langage on pourrait dire que la faute de Prométhée qui est l'oubli de Zeus, l'oubli de l'esprit, c'est l'oubli de l'écologie générale, c'est-à-dire (ce l'était déjà dans la vision de l'époque) de l'harmonie nécessaire entre l'homme et son semblable, l'homme et la nature, l'homme et le mystère du cosmos dans lequel il est apparu et dont il est partie intégrante - et désintégrante.

J.R. - C'est tout le problème des « limites ». Francis Bacon disait : « Tout ce qu'on peut faire, on le fera ». Comme le dit aussi Gabor « On va aller jusqu'au bout de ce qu'on sait faire... » Le problème, c'est justement de ne pas y aller… Le feu qui peut cuire les aliments peut aussi incendier les forêts. On assistera bientôt à des réactions sans doute tellement impressionnantes qu'on en sera sidéré au sens propre du terme. A ce niveau le pouvoir médiatique a un rôle important. C'est d'ailleurs à partir du moment où la revue américaine Time, en décembre 1988, a fait de la Planète-Terre en danger « l'Homme de l'année » que tous les médias se sont mis vraiment à parler de problèmes d'écologie avec le risque, bien sûr, d'extrapolation excessive. Mais enfin, c'est parti! L'idée ne saurait plus être gardée sous le boisseau. La dure réalité ne cessera pas de se rappeler à nous... Encore faut-il bien comprendre que dans les processus écologiques on ne se meut plus dans nos causalités habituelles, linéaires, où l'effet disparaît quand cesse la cause. On ne dit pas « on arrête » et ça s'arrête. En écologie les effets sont cumulatifs. Quand le mercure est dispersé dans l'atmosphère, il continue de polluer même si on cesse d'en jeter. Cela signifie qu'il nous faut réfléchir, avec une attention très particulière, à notre développement socio-économique. Le récent « Rapport Brundtland » du nom de la présidente norvégienne qui en dirigeait l'étude, a commencé à poser les jalons d'un « développement durable » c'est-à-dire d'un développement qui puisse assurer la reproduction des matériaux fossiles, des forêts dévastées, le recyclage des ressources que nous sommes en train de détruire allègrement sans nous compliquer la vie, laissant cela en héritage à nos des­cendants. Mais il faut bien voir que cette attitude conduit en fin de compte à mettre en cause le système industriel et marchand hyperproductiviste et surcompétitif.

L'écologie mentale

Enfin il existe en écologie générale, à côté de l'écologie scientifique et de l'écologie économique, un troisième champ de recherche, peut-être le plus essentiel, que l'on pourrait appeler l'écologie mentale, ou pour dire mieux, l'écologie des idées. C'est ce que Bateson a appelé « l'écologie de l'esprit ». Nous prenons le mot esprit dans l'acception qu'il en donne: il désigne le système constitué du sujet et de son environnement. S'il y a de l'esprit - comme chez Hegel - ce n'est ni à l'intérieur ni à l'extérieur, mais dans la circulation et le fonctionnement du système entier. L'écologie des idées a été développée par Bateson, mais aussi par Morin, Guattari (éco­sophie), et aujourd'hui Michel Serres, dont le livre récent traite de nos deux relations fondamentales : avec la nature et avec autrui. Le « Contrat naturel » s'ajoute au « Contrat social ». On commence à comprendre qu'il nous faut avoir un autre rapport à la nature que celui qui a prévalu depuis Bacon, Galilée et Descartes, c'est-à-dire autre chose qu'un rapport de possession, de « faire rendre gorge à la nature » selon l'expression de Newton. Il nous faut essayer de comprendre avec patience et humilité où va la nature, car elle va sûrement quelque part, et tenter de co-piloter l'évolution avec elle.

Il y a aussi l'autre rapport, qui est le rapport aux autres. Les investigations scientifiques montrent que nous sommes relativement différents les uns des autres, que nos immunologies sont différentes - les greffes d'organes le montrent assez - que nos complexifications cérébrales sont différentes; qu'il n'y a pas que les différences individuelles, mais aussi celle des groupes sociaux, culturels, historiques, religieux, etc. et qu'il est important de respecter, voire de cultiver ces différences, vitales et enrichissantes. Il faut aimer les différences des autres avec, bien sûr, une limite : qui est celle de l'intolérance de ceux qui veulent imposer de force aux autres la supériorité - imaginée - de leur propre différence. Bien entendu il faut aussi considérer l'autre volet : respecter les autres, c'est favoriser l'échange, la compréhension mutuelle, l'interpénétration culturelle. A cet égard, l'Europe pourrait connaître dans les deux ou trois décennies à venir une période extrêmement féconde...

Cette écologie de l'esprit évoluera elle-même. Ce que nous disons ne saurait être présenté de façon dogmatique comme choses absolues et définitives. L'écologie générale est un ensemble de concepts ouverts, d'hypothèses en chantier, et non une théorie clôturante. Il faut se garder de lui faire subir le sort qui a été réservé aux grandes percées de Darwin, Marx et Freud. S'il est vrai que ceux-ci espéraient bien au départ ouvrir des portes sur la compréhension du monde et son évolution, ce sont leurs épigones qui ont fait le mal en statufiant tous leurs dires, et en les érigeant en dogmes. On oublie trop que Freud, par exemple, a été le premier à avoir dit et prédit que toutes ses hypothèses restaient ouvertes à la révision, et que les connaissances à venir de la biologie les remettraient inévitablement en question. De même pour Darwin et Marx. Cette parenthèse faite, la connaissance écologique constitue mieux qu'un garde-fou. Elle est une condition fondamentale d'un développement social, économique et personnel viable. Les gens commencent d'ailleurs à percevoir, concrètement et pratiquement, à travers les informations qu'ils reçoivent, que si nous continuons nos pratiques socio-économiques et nos comportements de volonté de puissance, nous scierons la branche sur laquelle nous sommes assis.

A.T. - Oui, mais quand on considère l'histoire de ce siècle, les « bonnes intentions » des révolutionnaires aspirant à transformer la société, les camps d'extermination auxquels ces bonnes intentions ont abouti, on se dit qu'il y a eu là quand même les effets d'une carence terrible de la connaissance intérieure et des motivations réellement en jeu.

J.R. - Ce n'est que trop certain. A l'origine, toutes les sociétés historiques ont eu besoin de recourir au Sacré, mais cela s'est traduit rapidement par des religions qui ont suscité fanatisme et inquisition. Dans la suite de l'histoire occidentale, on a vu naître aux XVIlIe et XIXemes siècles une orientation qui a voulu remplacer les « religions du salut » par la « religion de la science ». Ce scientisme a fait le lit des technosciences et a donné une couverture pseudo­rationnelle aux idéologies. Le cours de notre siècle a été marqué par des idéologies dures, prétendant même au rang de sciences sociales: nazisme, fascisme ou communisme. En réalité, les hommes n'en sont qu'au commencement de leur Histoire... Les Hominiens, c'est quatre millions d'années; l'homo sapiens au mieux, c'est cent mille ans; les grandes religions axiales, deux, trois mille ans ; la société industrielle trois cents ans ! Nous commençons, heureusement, à comprendre que tout ce qui veut nous ramener à des fondements transcendantaux et absolus nous conduit à la ruine et à la misère. La grande question - après ces expériences historiques - est de savoir si cette prise de conscience, si tragiquement payée, va rendre l'homme capable de faire face à l'angoisse qui le précipite vers ces absolus pseudo­consolateurs et fanatisants.

C'est sans doute dans cette question que se trouve la clé la plus importante de notre avenir. Saura-t-on apprendre à vivre dans « l'inachèvement de la connaissance », comme dit Morin, tout en continuant d'en rechercher les fondements ? Ou nous laisserons-nous être la proie d'idéologies dures qui nous disent - qu'elles relèvent du salut par la religion ou par la science - « Remettez-vous en à nous et toutes vos angoisses seront apaisées » ? C'est la tâche essentielle de l'écologie de l'esprit de nous aider à trouver intérieurement et extérieurement les bons repères pour éviter ces horribles dérives... Je dirai, au passage, que nous avons commencé la première moitié de ce siècle avec le problème du combat pour la maîtrise de la vie, et que nous le finirons sans doute avec le début du combat pour la maîtrise de la mort. C'est la question de l'euthanasie, non pas dans le sens où cela peut être perverti en eugénisme, mais dans l'idée que dans la finitude humaine, il y a un moment où l'individu pourrait vouloir choisir lui-même l'heure de sa mort, plutôt que de se laisser sombrer dans un sénilisme destructeur. Le problème le plus profond, pour l'individu, est peut-être le moment où il choisit la mort. Voyez Koestler, Bettelheim... Mais c'est bien sûr un problème si complexe qu'il ne saurait être posé qu'à la conscience de chacun. L'acceptation de la vie, de ses immenses possibilités et de ses limites, ne saurait s'équilibrer que par l'acceptation de sa propre limite : sa propre mort.

A.T. - Évidemment, ces attitudes fortes face à la réalité, et qui ont toujours existé à titre individuel, sont loin de former encore un acquis culturel et comportemental pour l'espèce. Diel disait que la vie n’est pas pressée, c’est nous qui le sommes ! La conscience et la menace écologiques n'existaient pas en son temps comme elles existent aujourd'hui. Mais il y avait la menace atomique. Lui aussi prévoyait - tout en gardant un fond d'optimisme fondé sur l'évolution millénaire passée - que l'espèce pouvait s'auto-détruire et laisser après elle la planète inhabitable. Mais voulez-vous que nous en venions à cette question: quels seraient, selon vous, les repères qui permettraient une évolution plus favorable en cette fin de siècle ?

II - DES BALISES POUR LES SIÈCLES À VENIR

J.R. - Sans prétendre à une quelconque programmation formalisée ni à la délivrance d'un quelconque « message » ou d'une charte fondatrice, un certain nombre de repères, ou de balises, me paraissent essentiels pour ouvrir des champs aux espérances de l'épanouissement de « l'humanitude », même si ces espérances sont entrevues aujourd'hui dans les plus rudes des difficultés...

La Complexité

La première balise, c'est qu'il nous faut apprendre à substituer à la causalité et à la pensée linéaires, la causalité et la pensée complexes, l'approche et la stratégie complexes. Dans la stratégie complexe, il y a certainement une importance considérable à donner, par nature, à l'introspection et à la conscience réflexive. La complexité n'est pas la complication. La complexité c'est ce qui admet des objectifs et des logiques qui soient à la fois contradictoires et complémentaires, qui sachent faire face aux incertitudes, à l'aléa, au symbolique et à l'imaginaire. La complexité, c'est l'état d'esprit qui permet de prendre en compte tout le jeu des interactions; la stratégie complexe ne rejette pas la nécessité de l'analyse mais nous montre qu'elle n'est pas suffisante dans la mesure où chaque niveau d'analyse appelle l'examen de l'ensemble du système. Il ne s'agit donc pas d'une attitude banalement holiste, mais systémique. Systémique, mais sous la réserve d'y inclure les processus d'ordre, de désordre, et d'organisation. L'approche systémique sans approche de l'organisation et, devrait-on dire, de l'auto-éco-ré-organisation (Morin) reste souvent une enveloppe un peu creuse. Alors qu'au contraire le concept d'auto­organisation est un concept extrêmement riche sur lequel il reste beaucoup à travailler.

A.T. - Pour aller dans votre sens, je dirai que c'est une notion tout à fait centrale en psychologie de la motivation, et qui aide à la compréhension de l'évolution tant passée que future. Pour elle, l'évolution se continue dans l'homme par la formation d'un nouvel organe, d'une nouvelle fonction auto-organisatrice: le regard intérieur. La méthode introspective indique les obstacles à cet auto­développement et propose des moyens positifs de s'y retrouver dans ce processus d'ordre, de désordre et d'auto-réorganisation que constitue aussi la vie psychique. C'est tout le champ de la responsabilité individuelle face aux désirs et aux angoisses qui nous lient à nous-mêmes, aux autres et au monde.

J.R. - Après Diel, mais dans un sens tout à fait proche, Edgar Morin, dans son face à face avec la complexité, a travaillé sur des points identiques. C'est ainsi qu'il a avancé, entre autres, ses deux principes, ceux de récursivité et de dialogique qui sont au cœur du processus d'auto-organisation. Par ailleurs, Winiwarter a proposé une mesure quantitative de la complexité d'un système, et Jean-Louis Lemoigne met en route une étude de modélisation. L'objectif le plus important c'est d'apprendre, dès l'enfance, cette variété des pratiques qui est à la base de la complexité, par opposition à l'uniformité qui est à la base de la pensée linéaire. C'est à l'école qu'il faut inculquer cette disposition d'esprit. Et c'est surtout l'Université - qui ne vit que dans la disciplinarité - qui doit s'ouvrir à la pensée complexe et à la transdisciplinarité ! Sans la compréhension généralisée de la pensée complexe, on ne pourra pas avancer sérieusement vers des solutions pour les situations que nous avons évoquées. Il s'agit donc là d'un premier repère tout à fait essentiel.

L'Écologie
Le deuxième repère - c'est à la fois une mutation et un repère - c'est la place centrale qu'il nous faut accorder à l'écologie générale. Nous en avons déjà longuement parlé. Elle peut être le ferment d'un nouvel humanisme.

Science, Technoscience et Économie

Le troisième repère se rapporte au fait que nous sommes en train d'abandonner la finalité essentielle de la science qui est de comprendre. Nous donnons de plus en plus d'importance à la technoscience en vue d'être opératoire, de manipuler. Cela tient à plusieurs raisons. D'une part la technique opératoire est devenue tellement performante et productive - pensons par exemple aux satel­lites, à la procréation artificielle et à tant d'autres réalisations extraordinaires - que finalement cela a, en quelque sorte, tourné la tête des hommes. Nous sommes tous imprégnés de la croyance que plus on ira loin dans ce sens, plus on fera d'objets, plus on créera de moyens techniques, mieux ça ira. Regardez ce qui se passe dans les technologies informationnelles : nous en sommes déjà à cinq générations d'ordinateurs, quatre de systèmes-experts, trois de robots, sans parler des progrès fulgurants des biotechnologies. Le mélange est tel entre science et technique que nous ne pouvons plus parler que de technoscience. Ce qui est inquiétant c'est que trop peu de décideurs, de scientifiques, de philosophes semblent avoir conscience que cette technoscience est en réalité nourrie et tenue en laisse par le système industriel hyper-productiviste qu'elle nourrit à son tour. La science qui avait jadis flirté avec la philosophie est maintenant liée à la technique. La technoscience se trouve absorbée par le système industriel. Les chercheurs n'obtiennent pratiquement plus de crédits s'ils ne proclament pas une finalité industrielle à leur recherche.

Le but de la science qui est, comme le rappelait Bateson, d'enrichir notre savoir fondamental sur le monde, se rabat sur l'objectif de la technoscience : fournir des objets consommables et vendables. Bien sûr, aux côtés de cette tendance dominante, il y a des résistances et des oppositions d'hommes intéressés par le savoir, qui tentent de faire face à cette présence envahissante de la technoscience et des fausses justifications qu'elle se donne. L'idée que la technoscience ne doit plus demeurer au service d'une économie industrielle, marchande et militaire, et qu'il nous faut trouver un autre type d'économie est un repère essentiel. Faut-il rappeler que l'économie n'a pas toujours eu cet aspect délirant, d'économie avant tout monétaire et spéculative. Il y a eu l'économie de troc. Il faut maintenant s'engager dans une économie multi­dimensionnelle dans laquelle il y aurait un marché, mais un marché limité. A cet égard la construction européenne en cours pourrait constituer un champ d'expériences essentiel. Il est affolant d'entendre de l'est à l'ouest ne parler que d'économie de marché au lieu de parler d'une économie comportant une part, mais une part seulement, de marché. Certes, pour les besoins courants de consommation, le marché est le lieu le plus démocratique pour la rencontre entre nos besoins et nos désirs. Mais le marché ne doit pas être une finalité en soi. Il doit y avoir place, à côté, pour d'autres types d'économie. Par exemple, une économie sociale, l'économie de tout ce qui n'est pas marchandisable : qu'il s'agisse des crèches, de la préservation des sites, ou du patrimoine architectural… Nous devons apprendre les rouages d'une justice économique plus distributive. Pour cela il faudra sans doute envisager deux sortes de monnaie: une monnaie d'investissement, celle que nous con­naissons et une monnaie non thésaurisable, comme disent les abondancistes, qui ne serait dépensable que dans l'année pour certains biens, ou destinée aux citoyens qui s'occupent d'actions sociales. Sans doute même faudrait-il - avec toutes les précautions souhaitables pour ne pas favoriser l'assistanat ou le parasitisme social - introduire une économie de biens gratuits, à côté du minimum de revenu garanti à tous. On irait là vers un système complexe dans lequel le marché aurait la place qui lui revient mais, encore une fois, pas toute la place. (Précisons qu'il ne s'agit pas ici « d'écono­mie mixte » terme qui désigne la coexistence d'entreprises privées et d'entreprises d'État). Il faudrait par ailleurs prendre en compte l'économie que l'on peut dire souterraine, ou mieux mitoyenne, celle qui recouvre les activités de la femme ou de l'homme au foyer et aussi de tout ce qu'on appelle les activités autonomes, celles qui produisent des richesses autrement que par le travail salarié. L'économie classique avec ses ratios obsolètes est sans rapport avec les réalités. Le drame c'est que la plupart des économistes n'ont qu'une idée: modéliser, mathématiser.

Il est urgent de mettre en résonance, et en réseau, les groupes qui à travers le monde mettent en question ce qu'il y a d'absurde, et de dangereux pour tous, dans le système clos dans lequel nous vivons. Si l'on y parvenait, on verrait qu'un tel « champ de conscience » d'une autre « humanitude » possible est répandu chez plus de citoyens qu'on ne le croit. On touche ainsi au repère-clé : promouvoir une nouvelle étape démocratique afin de donner de vrais contre-pouvoirs à la « société civile ».
Une nouvelle étape pour la démocratie

Une quatrième balise, c'est à mon avis la nécessité d'un renouveau de la démocratie, car c'est une condition centrale pour que s'opère le reste. La démocratie s'est installée par « bouffées ». Il y a eu d'abord la première bouffée grecque, certes avec encore les « métèques » et les esclaves, mais avec déjà une auto-institution, des règles de l'Agora établies par le peuple lui-même. Puis il y a eu des pratiques de démocratie locale dans les cités médiévales (italiennes et suisses) et plus tard le grand acte de la Charte anglaise de 1275. Enfin 1788 aux États-Unis, 1789 en France! On en est arrivé aujourd'hui à une démocratie politique garantissant les libertés des citoyens et un grand nombre des droits de 1'homme. Actuellement, nous croyons qu'il faut aller plus loin, faire entrer la démocratie dans le quotidien, grâce à la « société civile ». On sait le rôle que jouent déjà les Organisations non gouvernementales, les O.N.G. : Médecins du Monde, Amnesty International, etc. Sur le plan pratique on assiste au développement du mouvement associatif, mais souvent sans perspectives. Il faut permettre aux gens de se situer dans le jeu social et favoriser le sentiment qu'on peut faire quelque chose: le sentiment de responsabilité sociale. On n'est vraiment démocrate que si l'on devient d'une façon ou d'une autre effectivement responsable d'une fraction de la vie de la cité. Il s'agit de créer des contre-pouvoirs par rapport au pouvoir politique traditionnel. C'est le sens profond d'une vraie décentralisation. Il est indispensable de donner plus de consistance à cette forme de démocratie au quotidien.

A.T. - Comment cela peut-il se faire, par éducation, par législation ?

J.R. - Je pense que cela doit se faire par une double législation. D'abord par une législation contraignante vis-à-vis des formes actuelles de la démocratie politique classique : par exemple les problèmes vitaux que nous avons soulevés, qui sont des problèmes à long terme, sont contradictoires avec le système de l'élection où l'élu ne voit que le court terme. Une proposition pourrait être qu'on ne puisse se faire élire plus de deux fois à des élections importantes au niveau régional ou national.

A.T. - On vous objectera le problème de la compétence liée à la durée ?

J.R. - On peut imaginer des renouvellements par tiers par exemple pour les diverses Assemblées. Je veux seulement dire qu'il y a, là, une difficulté du jeu démocratique que nous ne devons pas éluder. Comment faire que l'élection qui est noble ne devienne pas bassement électoraliste ?

A.T. - Ne s'agit-il pas plus profondément de la formation des gouvernants comme de celle des gouvernés ?

J.R. - Indubitablement. Mais nous avons aussi à chercher des solutions de type législatif, démocratique, et à nous rendre capables d'effectuer notre glasnost : favoriser ce qui peut rendre transparents les vrais problèmes, et créer les conditions objectives qui permettent autant que possible de ne plus les biaiser électoralement ! On peut envisager une meilleure utilisation des moyens informatiques à des fins de referendum, une télématique, une télévision consacrée à cela, qui poserait des questions sans les piper. Ce qui impressionne toujours, c'est l'extrême rapidité avec laquelle les financiers, les banquiers, savent utiliser l'outil informatique et les télécommunications pour connaître à chaque seconde ce qui se passe à la Bourse de Tokyo par rapport à celle de New York ou de Francfort (et ainsi orienter avantageusement leurs milliards-nomades) et l'incapacité où nous sommes d'être, en tant que citoyens, sérieusement informés, alors qu'on a tous les moyens pour l'être. Ce ne sont pas les débats des « Heures de Vérité », où chacun pense à l'électorat plus qu'aux citoyens, qui permettront de comprendre et régler les vrais problèmes.

Mais, à côté de cela, il faut organiser des espaces de contre-pouvoirs pour la société civile. Non seulement des pouvoirs pour contrôler la mise en place des lois, mais aussi pour que les organisations de la société civile puissent dire leur mot au moment où ces lois se préparent. L'histoire récente nous offre un certain espoir. Qui aurait pensé que l'Est ait pu, en si peu de temps, et sans cadavres, du moins pour le moment, basculer de l'autarcie tyrannique vers la démocratie ? Les moins avertis découvrent que le silence politico-policier cachait un désastre multidimensionnel : démographique, économique, social, et écologique.

A.T. - N'y aurait-il pas justement à l'Est un champ d'expériences pour une autre économie et une autre écologie, voire une autre éthique, dans ces pays qui ont à la fois tant à réparer et à innover ? Beaucoup sont fascinés, semble-t-il, par l'économie de marché, mais certains ne vous interrogent-ils pas sur des solutions différentes, tenant compte des limites, voire des méfaits du système ? On a tendance à oublier que le communisme, avec sa folie, était fils du capitalisme et de ses excès.

J.R. - On peut comprendre que des gens qui viennent de vivre si longtemps dans l'assistanat, l'autoritarisme et la bureaucratie totalitaires, puissent se laisser fasciner par notre mode de vie. Mais, bien sûr, ils ne tarderont pas à s'apercevoir que les fruits ne tiendront pas toute la promesse des fleurs... Nous entrons dans une véritable période de crise, dans le sens où la crise peut être la perte, mais aussi la résolution, la solution. L'avenir reste à inventer...
Autonomie et introspection

Il y a un cinquième repère qui vous sera cher, c'est que tout cela ne peut se faire sans la participation des individus eux-mêmes, ce que nous pouvons appeler des nouvelles « solidarités », des nouvelles « fraternités ». On comprend de mieux en mieux ce qui peut se mêler d'illusions à des promesses comme « on va changer la vie » ! Or on ne changera pas la vie si on ne change pas en même temps les hommes ou plutôt cela veut dire que les hommes doivent se changer, ce qui est tout à fait différent. C'est donc un appel à la réflexion autonome. On retrouve là le problème de l'éducation et de l'auto-éducation : apprendre à penser, à raisonner par soi-même, conquérir son autonomie. Le rôle de l'introspection, de la conscience réflexive, de l'autorégulation de ses comportements individuels, est au cœur de ce renouveau. Il y a des notions communes à la psychologie moderne qui devraient pouvoir être transmises à tout un chacun et qui seraient de bonne hygiène mentale, sans que cela passe par une psychanalyse médiatisée, de marché !

A.T. - Je crois que la notion que Freud nomme rationalisation, Jung inflation psychique, Adler politique de prestige, Diel fausse justification est si importante que même si la psychologie moderne n'avait fait que cette découverte, on se devrait de l'enseigner au niveau des familles comme au niveau des écoles. Sa connaissance approfondie ne devrait-elle pas être exigée de toute personne ambitionnant à gouverner autrui ?

J.R. - Oui, c'est une très bonne suggestion. Ces solidarités et ces fraternités ne seront viables que si l'individu développe une auto­critique naturelle, autonome. C'est une balise tout à fait centrale pour déjouer les pièges de tous les dogmatismes et intégrismes auxquels nous sommes exposés, y compris ceux de la science quand elle se fait idéologie, savoir total sur tout. Nous allons par là même retrouver le nœud gordien de la modernité : les rapports complémentaires et contradictoires de l'éthique et de la morale.


Éthique et Morale

Cette balise consiste à bien différencier la morale d'une éthique critique autonome, fondée sur la libre réflexion d'individus bien informés et ouverts à la confrontation démocratique des idées. On connaît, dans l'actualité, les questions soulevées par la bio-éthique. Elles ne peuvent que nous entraîner à des interrogations sur les fondements. Quel sens donner à la vie et à la mort quand nous ten­tons de prendre tant de pouvoir sur elles ? Quelles limites donner à notre volonté de puissance ? Où est le sens, et où peut être le droit ? La morale est, par définition, normative, alors que l'éthique, comme je l'entends, ne cesse d'être questionnante. Elle se nourrit de la réflexion sur les conduites humaines et du progrès des con­naissances. Elle se penche plus sur les mœurs réelles que sur les principes qui sont censés les gouverner, ou du moins réfléchit-elle fortement à leurs contradictions. C'est dans ce sens que j'ai écrit que l'éthique critique est a-morale, et non morale ou immorale. Il est donc essentiel de différencier l'éthique critique de la morale, bien qu'elles soient aussi complémentaires. L'éthique critique autonome apporte des faits évalués à l'aune de l'histoire passée, présente et future. Elle est indispensable au citoyen. Mais la morale, comme exigence intime de la conscience, reste, au plus profond, la dernière instance en chacun.

A.T. - Sans parler de son aspect sémantique (éthique, morale), ce thème suscite tant de questions qu'il nous conduirait à un autre entretien...

J.R. - En effet, peut-être pourrons-nous y revenir une autre fois, car c'est un repère auquel j'attache une très grande importance.

Le sens de la vie

Cette réflexion trop rapide nous amène au repère ultime: celui du Sens. Nous sortons d'une période où, en Occident, le sentiment du non-sens, de l'absurde, avait gagné beaucoup de terrain. Or il n'est pas impossible que les connaissances acquises et les réflexions menées sur notre place dans la nature, sur l'évolution du cosmos, nous aident à mieux saisir l'idée du sens. A la lumière des connaissances scientifiques récentes, on peut douter que des personnalités de premier plan comme Jacques Monod ou Claude Lévi-Strauss puissent encore affirmer, avec quelque certitude, que l'apparition de l'humanité est un hasard ou un non-sens évident. On a vécu sur l'idée que l'univers était voué à l'entropie, que la disparition du système solaire était fatale, mais qu'en savons-nous vraiment ? Nous savons en fait, depuis la découverte du rayonnement fossile en 1965 par Wilson, qu'il n'est pas assuré que le niveau entropique soit si déterminant. Hubert Reeves s'en explique bien. Il y a toute une série d'éléments qui nous font penser que des noyaux de reconstruction « néguentropique », dont Prigogine a montré comment ils se produisent « loin de l'équilibre » puissent être affectés à l'évolution non seulement du vivant mais du cosmos lui-même. Rien ne nous dit que dans ce cosmos qu'on commence à peine à explorer - les astrophysiciens nous disent qu'on n'a examiné que quatre ou cinq centièmes du ciel - nous soyions ce « Bohémien » perdu dans un univers erratique, dont parlait Monod. C'est sans doute Jung qui avait raison quand il pariait pour le sens contre le non-sens.

Sans doute ne s'agit-il pas de se précipiter sur le principe anthropique - en vérité un peu trop anthropocentrique - mis en avant par certains scientifiques selon lequel l'univers existe de telle façon que l'homme ne pouvait qu'apparaître... Mais la constatation qu'il y a de telles connivences entre ce qui se passe dans l'univers et ce qui se passe au niveau de notre biosphère, nous permet de penser qu'elles ne sont pas obligatoirement gratuites. On n'en est que là, mais on en est là !

Les philosophes et les psychologues, sans verser dans des syncrétismes de mauvais aloi - ce qui arrive aussi aux « scientifiques »... - auraient beaucoup à nous dire sur ce repère du sens. Ce que j'ai lu de l'œuvre de Diel me donne à penser que la Psychologie de la Motivation est bien placée pour continuer à réfléchir à l'ensemble des balises que nous avons évoquées, dans toute leur complexité stimulante.



Note Biographique

Médecin de formation et de pratique, Jacques Robin a eu la chance et le mérite de ne pas être l'homme d'une seule carrière, mais d'évoluer dans les milieux les plus divers en France et dans le monde: médicaux, scientifiques, industriels, politiques, culturels.

Dans les années 60, lorsque les premiers signes de la crise, depuis longtemps latente, se firent manifestes, les réunions de ce qui s'est appelé le « Groupe des Dix » - groupe en réalité à géométrie variable - lui ont per­mis de partager ses interrogations avec des esprits aussi différents que Robert Buron, Edgar Morin, Henri Laborit, René Passet, Jacques Sauvan, et aussi Henri Atlan, Joël de Rosnay, André Leroi-Gourhan, Michel Serres et beaucoup d'autres.

Au début des années 80, sur la montagne Sainte-Geneviève, après avoir mis en place le C.E.S.T.A. (Centre d'études des systèmes et des technologies avancées), il crée avec Guy Beney la « Lettre Science-Culture » du G.R.I.T. (Groupe de réflexion inter et transdisciplinaire). Grâce à un réseau de « co-répondants », cette Lettre mensuelle entretient une discussion critique sur les rapports entre la science, la conscience et la société. Cette publication est, depuis le début de cette année (1990), relayée par «Transversales Science-Culture ».*

*Pour découvrir la suite de cette aventure intellectuelle, politique, sociétale exceptionnelle, vous pouvez consulter le Site du GRIT dans notre rubrique LIENS.

Indications bibliographiques :

Dr Jacques Robin
Changer d'Ere, Seuil, 1989.
De la croissance économique au développement humain, Seuil. 1975.
Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, Seuil 1979.
Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit, Seuil, 1982.
Yves Barel, Le Paradoxe et le Système, P.U. Grenoble, 1979.
André Bourguignon, L 'homme imprévu, P.U.F., 1989.
Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Seuil. 1975.
Cornélius Castoriadis, De l'écologie à l'autonomie, Seuil, 1981.
J. Pierre Dupuy, Vers une science de l'autonomie ? Gallimard, 1980.
André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, Galilée, 1988.
Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989.
Douglas Hofstader, Gödel Escher Bach, Inter-Editions, 1985.
J.L. Lemoigne, Théorie du système général-Théorie de la modélisation, P.U.F. 1977.
James Lovelock, Les âges de Gaia, Laffont, 1990.
Edgar Morin, La Méthode, 1.11.111, Seuil. 1977-80-86.
Edgar Morin, Penser l'Europe, Gallimard, 1987.
René Passet, L'Economique et le Vivant, Payot, 1979.
I. Prigogine, I. Stengers, La nouvelle Alliance, Gallimard, 1979.
François Ramade, Ecologie des ressources naturelles, Masson, 1989.
Hubert Reeves, L’heure de s'enivrer. L'univers a-t-il un sens ? Seuil, 1987.
Joël de Rosnay, Le Macroscope, Seuil, 1975.
Michel Serres, Le contrat naturel, F. Bourin, 1990.
Francisco Varela, Autonomie et connaissance - Essai sur le vivant, Seuil, 1988.