Rencontre du 30 janvier 2015
"Féminin et masculin, duel ou duo ?"

Isabelle Canouï, dans la première intervention, est partie de l'hypothèse de Diel que la mécompréhension du langage symbolique a conduit et conduit encore notre culture judéo-chrétienne ainsi que les trois religions monothéistes à installer l'infériorisation de la femme et les supériorités masculines. Elle s'est appuyée sur des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament en prenant des exemples de symboles pris pour des réalités. Ainsi dans le livre de la Genèse, Eve n'est pas une vraie femme dans le récit de la chute: elle est le symbole de l'exaltation imaginative qui est une dérive de la fonction de l'imagination chez la femme comme chez l'homme ! Le pendant d'Eve est Pandore dans le mythe grec et il semble que plus personne ne prenne les personnages de Prométhée ou Zeus pour des réalités mais bien pour des images.
 La conséquence de cette mécompréhension du langage symbolique est entre autre, le traitement des femmes dans le judaïsme, l'islam et le christianisme. Or le texte de la Genèse nous aide grandement en proposant deux récits de la création: le premier met la création de l'homme et de la femme réels sur un plan d'égalité; le second parle des fonctions psychiques, l'intellect et l'imagination qui peut s'exalter symbolisées par l'homme et la femme.
 L'hypothèse de Diel est novatrice et pourrait être efficace pour sortir de toutes les sortes de duel et parvenir au duo.




Maridjo Graner s’est penchée sur la question de savoir si la différence des  sexes colore ou non l’entière identité des êtres humains. La procréation sexuée nécessite la complémentarité de deux sexes différents. Mais si la nature crée des différences l’Homme s’en empare  pour en faire des inégalités de valeur, c'est-à-dire des supériorités-infériorités. Ainsi est née sur la base, entre autres, d’une différence de force physique la notion de sexe faible et d’infériorité globale (intellectuelle, spirituelle…) de la femme, encouragée par la mécompréhension des images symboliques des mythes, dont celle d’Eve, prises à la lettre.
Or les personnes de sexe féminin et de sexe masculin (l’homme et la femme génériques n’existant pas) ne présentent pas et ne développent pas nécessairement et inévitablement les valeurs et qualifications  historiquement attribuées à leur sexe.
Pourtant certaines valeurs ont bien été  statistiquement cultivées plus par les femmes (patience ; intuition) ou plus par les hommes (courage physique ; rationalité) en réponse à des situations  biologiquement (maternités par exemple) et socialement définies, et non fondées sur une incapacité des femmes à se conformer au modèle masculin considéré comme supérieur.
Mais tant d’exemples contraires aux préjugés sexistes ont jalonné l’histoire que l’on se demande comment ils peuvent encore perdurer. C’est bien ce qui justifie le combat féministe pour l’égalité et les conclusions des études de genre qui ont fait remarquer l’importance de l’environnement social et  culturel dans la construction de l’identité sexuelle (par exemple un garçon est considéré comme efféminé s’il n’aime pas se battre, une fille « garçon manqué » si elle aime les jeux bruyants).
« Deux sexes, une humanité » est le titre d’un article d’Armen Tarpinian dans le numéro « Féminin-masculin » de la Revue de psychologie de la Motivation. La condition humaine est une. L’accès au conscient a fait de nous des êtres délibérants, des individus responsables de notre réponse à nos conditions différentes de vie, entre acceptation et effort pour les changer.
Dans la discussion qui a suivi Cyrille Cahen a fait remarquer que l’égalité sociale (par exemple l’accès des femmes aux métiers jusque là réservés aux hommes) ne suffit pas et que le féminisme devrait aller plus loin : dans l’affirmation des valeurs féminines, pour que nos sociétés intègrent le « souci de l’autre » porté par le Care. Des sociétés où les valeurs d’entraide et de coopération prévaudraient sur celles de la compétition où la virilité est confondue avec l’agressivité, ne seraient-elles pas plus vivables ?


A la suite de la rencontre sur le « Féminin et le masculin, duel ou duo », Alain Bavelier propose la lecture de ce texte de Delphine Horvilleur, rabbin à Paris.
Il est intéressant de voir que le plan linguistique renforce le plan symbolique dont nous avons parlé, Eve n’étant pas la femme mais l’exaltation imaginative de l’homme et de la femme, de l’être humain en général. Paul Diel pour la traduction des mythes et des rêves scrute le plan de la réalité, et les plans linguistique et symbolique et ce texte apporte donc des éléments de traduction indispensable.
«  Le mot hébraïque utilisé dans « La Genèse » et traduit par « côte » dans la plupart des éditions bibliques est « Tzela ». Or, ce mot utilisé ailleurs dans La Bible y est toujours traduit par « côté » et non « côte ».
Dieu a donc plongé le premier Adam dans le sommeil pour séparer le côté féminin du côté masculin _ et non la côte_. La différence de traduction peut sembler anodine mais elle a de lourdes répercussions. Dans un cas, la femme « côte » est un objet construit, un os, c’est-à-dire une structure partielle sculptée hors du corps d’un homme complet. Elle est un bout de son être, élément de soutien qui prend vie mais reste, par son origine, dépendante du corps premier, masculin. Dans l’autre cas, la femme « côté » est une césure d’un être originel androgyne dorénavant coupé en deux. Elle est un autre sujet, et non un objet, sorti de l’organisme premier à deux genres, au même titre que l’homme. Dans cette version, les genres sont tous deux retranchés, séparés de l’entité première et indivise qu’ils constituaient.
La théorisation du rapport homme-femme, dans notre civilisation, s’est largement construite et nourrie au cours des siècles de la première de ces traductions et non de la seconde : d’un modèle féminin « côte » et non « côté » d’Adam, perçu comme objet partiel et dérivé d’un corps quasi complet et viril. Il a peut-être suffi d’une (mauvaise) traduction pour qu’il en soit ainsi. »



Alain Bavelier rappelle aussi que la question traitée ce soir là ne se limite pas au statut respectif de l’homme et de la femme. Elle concerne aussi l’interaction qui se produit entre deux êtres humains que leur affinité sexuelle a conduits au choix d’une vie commune.

Vivre en couple_ hétéro ou homo_ est un problème en soi car il ajoute aux exigences ordinaires de la vie en commun celles du rapport affectif le plus puissant : celui la sexualité. La vie de couple est l’occasion la plus fréquente de vivre jour et nuit avec un autre être, de le connaître intimement et de découvrir ainsi ce qu’est la nature humaine : la sienne et la mienne. C’est pourquoi Diel disait que le couple était le « laboratoire de la psychologie ». La vie en couple fait découvrir les défauts de l’autre et son incapacité à les corriger durablement. On a beau l’y inviter doucement, il n’a pas l’air de comprendre. On insiste ; il se cabre. On hausse le ton ; il riposte. C’est l’échelle de perroquet. Les scènes éclatent. C’est la mésentente. L’autre finit par vous retourner vos propres reproches. C’est la guerre : ouverte ou larvée... 
On en arrive à douter de soi-même et à se demander : « Ai-je fait le bon choix ? ». On voit alors qu’il est encore plus difficile d’accepter ses propres défauts que ceux de l’autre. L’amertume apparaît et, avec elle, les rêveries autour du « divorce imaginatif », rêveries qui aboutissent souvent à la séparation réelle. Il est clair qu’il ne s’agit plus d’un problème de « genre » qu’on pourrait prévenir par des contorsions sémantiques (« Madame le Président », une « auteure ») mais d’un problème de pouvoir : qui « portera la culotte » ? qui dominera l’autre ? On sent bien que la vraie solution serait de se changer soi-même. Mais comment ? C’est là où une psychologie introspective peut aider à mieux comprendre ce qu’il faudrait faire.



En premier lieu, elle invitera à être soi-même. Chacun a ses goûts et sa propre personnalité. Il convient de faire ce qu’on aime faire car c’est ce pourquoi on est fait. Et c’est aussi ce qu’on fait le mieux : avec le plus de plaisir, de succès et d’énergie. Bien sûr, il faut payer le prix et le faire réellement. C’est le meilleur moyen de développer la confiance en soi_ d’être fier de soi_ et de mériter la confiance de l’autre : notamment celle du conjoint qui, s’il vous aime, vous a choisi pour cela. Mais qui suis-je ? Quel est le sens de ma vie ? On parlera de vocation, de croissance, de désir essentiel... Les Hindous parlent de Karma, qui signifie l’accomplissement de la destinée personnelle pour laquelle nous avons été mis au monde.


Mais il faut aussi, comme dit très bien le langage, « savoir jusqu’où on peut aller trop loin ». Il faut apprendre à écouter l’autre et à se réfréner : à se ménager des pauses pour réfléchir. Elles sont reposantes et utiles. L’écoute de l’autre, particulièrement dans le couple, développe l’intelligence du cœur. Elle permet la communication grâce à laquelle le « courant passe ». Elle permet aussi la communion qui, par une sorte d’effet-miroir, aidera l’autre à devenir lui-même : à réaliser sa propre destinée.



Ce travail introspectif est décrit avec précision par Homère dans les derniers vers de l’Odyssée où Ulysse, enfin de retour à Ithaque, parle ainsi à Pénélope avant de la rejoindre dans le lit conjugal : 
 

« O femme, ne crois pas être au bout des épreuves ! Il me reste à mener jusqu’au bout, quelque jour, un travail compliqué, malaisé, sans mesure... Tirésias m’a dit d’aller de ville en ville, ayant entre mes bras une rame polie, tant et tant qu’à la fin, j’arrive chez les gens qui ignorent la mer. Et connais à ton tour quelle marque assurée le devin m’en donna : sur la route, il faudra qu’un autre voyageur me demande pourquoi j’ai cette pelle à grains sur ma brillante épaule ; ce jour-là, je devrai, plantant ma rame en terre, faire au roi Poséidon le parfait sacrifice d’un taureau, d’un bélier et d’un verrat de taille à couvrir une truie ; puis, rentrant au logis, si j’offre à tous les dieux, maîtres des champs du ciel, la complète série des saintes hécatombes, la plus douce des morts me viendra de la mer ; je ne succomberai qu’à l’heureuse vieillesse, ayant autour de moi des peuples fortunés.»


Que signifie cette tâche énigmatique dont le retour à Ithaque n’était que le préalable ? Tirésias, figure de la légende thébaine, est celui qui a fait l’expérience d’avoir été femme pendant sept ans avant de retrouver son sexe initial : il est le seul qui ait connu dans sa totalité la nature humaine. Sage dans l’épreuve, l’astucieux Ulysse le sera-t-il encore dans la paix du foyer retrouvé ? Il va lui falloir maintenant rentrer en lui-même : tourner son regard vers le monde intérieur afin de trouver la sérénité. Il prendra donc « entre ses bras » sa « rame polie »_ son esprit ingénieux et exercé qui le gouverne et le dirige_ et avancer avec lui jusqu’à ce qu’il arrive au pays des gens qui « ignorent la mer » : dans un monde intérieur radicalement différent de celui où il a toujours vécu ; dans une vie nouvelle où l’ingéniosité devra céder la place à la réflexion et à la sagesse. Alors sa rame se changera en « pelle à grain » : le grain étant l’aliment par excellence, le pain qui apaise la faim quotidienne, la nourriture de l’esprit qu’est la compréhension de la vérité sur le sens de la vie. Ulysse pourra alors planter en terre la rame devenue inutile et accomplir le « parfait sacrifice » afin d’apaiser Poséidon, son ennemi intime, le dieu des tempêtes intérieures, symbole de l’impulsivité excessive : le « sacrifice d’un taureau, d’un bélier et d’un verrat de taille à couvrir une truie ».
Il s’agit d’animaux que l’homme peut domestiquer mais qui restent néanmoins dangereux. Le premier, le taureau, est particulièrement redoutable. Sa puissance et son impétuosité le rendent difficile à contrôler. Il est le symbole du besoin brutal de dominer l’autre, besoin qu’il faut savoir vaincre par la force (tuer le Minotaure) ou par l’adresse (la tauromachie). 
Le bélier est, comme le taureau, le mâle impulsif gardé pour sa semence, mais sa vigueur est moindre et mieux utilisable. Il n’est pas l’emblème de la brutalité mais de la force d’attaque contrôlée et dirigée, dont l’impact –  la tête de bélier –  peut ouvrir la brèche dans les remparts ennemis. Le bélier est donc un symbole de l’esprit mais d’un esprit de moindre ampleur, exagérément fonceur, facilement polarisé par les obstacles extérieurs. 
Le verrat, le cochon, est l’animal impur, symbole de la sexualité débridée. 
Le sacrifice des trois mâles prescrit par Tirésias représente donc le renoncement principiel_ délibéré_ à l’impulsivité excessive sous toutes ses formes. 
Ulysse est ingénieux parce qu’il est complexe. Il sait harmoniser ses multiples désirs pour les adapter aux exigences extérieures. Mais à présent que la page des aventures est tournée, il lui faut apprendre à calmer jusque dans son tréfonds sa tendance innée à l’excessivité. « Rentrant au logis », il lui faudra ensuite « offrir à tous les dieux la complète série des saintes hécatombes » : aller jusqu’au terme des sacrifices commencés.
Alors « la plus douce des morts » lui « viendra de la mer » : de la mer apaisée, symbole de la sérénité intérieure enfin trouvée. La mort n’est nullement dans le mythe grec l’accès au séjour des immortels mais l’achèvement paisible d’une vie humaine conforme aux conseils des dieux : d’une vie réussie. 


Réécoutez l'enregistrement des interventions en cliquant sur ce LIEN.
Réécoutez l'enregistrement des échanges avec les personnes présentes en cliquant sur ce LIEN.