Revenir au désir essentiel
Dr Cyrille Cahen
REVUE COMMENCEMENTS
N° 2, octobre 2011
Entretien avec le Dr Cyrille Cahen.


Commencements :

Docteur Cahen, l’on constate aujourd’hui un malaise chez beaucoup de gens, alors même qu’ils sont matériellement privilégiés. Certains vont jusqu’à abandonner des choses que notre époque juge désirables pour vivre d’une manière totalement différente, plus frugale, et ils s’en trouvent heureux. Il nous semble que Paul Diel a des clés pour nous aider à comprendre ces réajustements de « l’écologie personnelle » et pour apprendre comment en restaurer l’équilibre...

Cyrille Cahen :

Diel ne parlait pas d’écologie, à l’époque on n’utilisait pas ce mot, mais le sens est bien proche. Le maître mot de Diel est l’harmonie– où l’on peut très bien « loger » écologie et équilibre. Diel avait cette particularité, que certains ont critiquée, d’utiliser peu de mots, parce qu’il ne voulait pas jouer de manière littéraire avec les termes. Pour lui, les mots avaient un sens précis, comme en science. Harmonie recouvre beaucoup de choses, évidemment. Peut-être le terme d’harmonisation, plus dynamique, rendrait-il davantage compte aujourd’hui de ce que recherchait Diel. Quoi qu’il en soit, vous êtes parfaitement en droit d’utiliser « écologie », « équilibre », pour vous expliquer à vous-même « harmonie »… L’écologie est quand même la recherche qui vise à rétablir une harmonie dans les productions naturelles de la Terre, n’est-ce pas ?

Comment Diel se représente-t-il la psyché ?

Pour Diel, il y a quatre instances. L’inconscient comprend le fonctionnement dont nous ne sommes pas conscients, celui de notre corps : le fonctionnement végétatif. Diel distingue ensuite le subconscient, où il range comme Freud le refoulé, qui n’est pas ce que nous ne savons pas mais ce que nous ne voulons pas savoirsur nous-mêmes, et le conscient. Il ajoute le sur-conscient : il considère en effet qu’il y a en l’homme une capacité morale à connaître son propre bien, qui n’est pas forcément en rapport avec les injonctions de la société. La notion est un peu analogue à ce que Jung appelle le Soi. C’est l’innovation de Diel : le sur-conscient est une faculté de l’imagination – non pas de l’imagination exaltée mais de l’imagination sublime. C’est le sur-conscient qui a créé les mythes, qui a produit tout le domaine du spirituel, du religieux.

Pour Diel, l’homme a des désirs de trois natures : matériels, sexuels et spirituels. Il ne fait pas tout dériver de la sexualité, comme Freud, ou de la matérialité comme Marx, ou du spirituel comme certaines religions. Chacun de ces désirs, sous l’effet de ce qu’il appelle « l’exaltation », peut devenir pathologique. L’exaltation est un maître mot chez Diel. Le terme n’est pas négatif dans le langage courant : une cause très noble peut être exaltante. Mais, en l’occurrence, il faut prendre lses termes dans le sens qu’il leur donne, et ce sens est bien particulier.

C’est avec l’exaltation qu’apparaît la pathologie ?

Oui, et précisément avec ce qu'il nomme l’exaltation imaginative. Selon lui, la souffrance vient de l’écart entre l’imagination exaltée et la réalité, la forme la plus dangereuse de l’exaltation imaginative étant celle qui porte sur soi-même. Ce qu'il a appelé d’un terme qui, aujourd’hui, a une résonance un peu religieuse et archaïque : la vanité. La vanité, c’est l’estime de soi devenant, par phénomène d’exaltation imaginative, la surestime de soi. Alors joue ce que Diel a appelela loi de l’ambivalence : à un excès dans le psychisme correspond nécessairement un excès inverse. Celui qu’il appelle le « nerveux » – le névrosé, celui qui souffre non pas comme tout un chacun des accidents de la vie, mais qui souffre intérieurement de ce qu’il est, de son impuissance envers la vie, de ses contradictions internes - celui-là souffre de vanité contrastée par la culpabilité. La culpabilité essentielle, capacité de s’autocritiquer de manière pondérée, va s’exagérer chez le névrosé en « culpabilité exaltée », état, par exemple, de quelqu’un qui se sent mal dans sa peau et se sent coupable de se sentir mal dans sa peau.

Et cela va affecter, si nous avons bien compris, sa relation aux autres ?

Diel ne sépare pas la relation de soi à soi de la relation de soi aux autres. La première conditionne la seconde. A l’estime de soi correspond l’estime de l’autre. A la capacité de critique de soi correspond la capacité de critiquer l’autre de manière positive. Et si vous vous détestez vous-même, vous allez idolâtrer les autres ou les détester… Heidegger l’a bien vu. Freud aussi. Diel n’a jamais cité Heidegger, mais je trouve qu’il y a beaucoup d’analogies entre leurs deux pensées, Heidegger disant que l’être - le Dasein - est un Mitsein – un « être avec ». Nous ne sommes pas des êtres isolés. Il ne s’agit pas seulement de vie sociale et de relations avec nos semblables : nous portons les autres, l’image des autres, en nous. Quand je pense à moi-même, quand je modifie l’image que j’ai de moi-même, je modifie en moi l’image des autres.

La vanité correspond à la surestime de soi et ce que Diel a appelé la sentimentalité correspond à la surestime de l’autre, qui peut aussi être suscitée par la dévalorisation de soi (culpabilité exaltée. Par sentimentalité, il faut entendre un sentiment d’infériorité par rapport à l’autre, donc une surévaluation de l’autre. Or, par le jeu de l’ambivalence, la sentimentalité conduit à l’accusation de l’autre. En effet, du point de vue du névrosé, l’autre ne lui rend pas assez justice - dans la vanité, on a l’impression que les autres ne nous rendent jamais justice.

Le sujet « tombe » ainsi dans la nervosité. Cet état se concrétise selon Diel par la « tâche exaltée » : une sorte de vocation imaginative selon laquelle le sujet aspire, en se référant à tel ou tel modèle, à réaliser quelque chose qui est en fait hors de sa portée. Ce rêve est le fruit de la vanité. Comme le sujet ne parvient pas à le réaliser, il éprouve de la culpabilité, de la sentimentalité envers ceux qui y parviennent et il accuse ceux qui, pense-t-il, l’empêchent de réaliser son aspiration.

Diel emploie aussi, toujours dans un sens qui lui est propre, le terme « banalisation »

Nervosité égale exaltation vers l’esprit, banalisation égale exaltation vers le matériel. L’exaltation vers l’esprit, c’est vouloir poser des questions insolubles, vouloir vivre en pur esprit, en négligeant complètement les aspects matériels, vouloir l’ascèse, vouloir déchiffrer la clé de l’univers… L’autre exaltation, qui est la banalisation, c’est l’exaltation des désirs multiples. Comportement de celui, par exemple, qui met toute son énergie dans la consommation ou dans la sexualité… La banalisation, c’est l’oubli de l’esprit, de la dimension du sens de la vie, c’est une déviation de ce sens, qui fait mettre tout le sens de la vie dans l’acquisition de biens matériels, la sexualité, la jouissance.

Un détournement du sens de la vie, en quelque sorte ?

Oui, cela me semble très juste… Mais ce n’est pas une condamnation de la consommation ou de la sexualité. Le détournement consiste à mettre tout le sens de la vie dans la matérialité et la sexualité. … C’est ce à quoi vous avez fait allusion au début, à propos de ces gens qui finalement sont parvenus à un certain dégoût, à force de comportements d’acquisition et de jouissance. Il y a certainement de l’agrément à la consommation, mais si elle est le seul élément de notre vie, on arrive finalement à une vie qui n’a pas de sens. La consommation, c’est sans fin, la sexualité peut être sans fin aussi. Cela ne suffit pas à combler… On arrive à définir négativement, par le manque, ce que Diel appelle le désir essentiel, et qui n’est pas du tout, comme dans certaines théories ascétiques, la renonciation à la matérialité et à la sexualité, mais la maîtrise de celles-ci. Pour Diel, le sens de la vie, c’est l’harmonisation des désirs.

Cette recherche d’harmonie, c’est ce qu’il appelle la motivation essentielle. L’harmonisation des désirs consiste à vivifier le désir essentiel, dont la fonction est de maîtriser les désirs multiples que nous avons tous et qu’il ne s’agit pas de condamner. Toutefois, il y a un désir essentiel, plus fort, plus central, que les désirs multiples, qui est la tension vers le besoin d’harmoniser ces derniers. L’énergie des désirs multiples peut se concentrer dans le désir essentiel. Dans l’autre sens, l’énergie du désir essentiel peut se diversifier dans les désirs multiples. Evidemment, l’harmonisation ne peut se faire que si les désirs ne sont pas exaltés

Ne sommes nous pas aujourd’hui dans une forme de société qui conspire à ce que nos désirs multiples masquent le désir essentiel ?

C’est cela. La banalisation prime. Prenons comme exemple l’architecture. La construction de blocs de béton, afin de loger des gens – de fait comme du bétail - a typiquement oublié la référence à l’esprit. Un architecte dont l’art serait animé non seulement par le besoin matériel mais aussi par l’esprit, tiendrait compte de la beauté, de la façon dont les gens vont vivre – le Corbusier a essayé cela – et de leurs besoins, pas seulement d’avoir des toilettes qui fonctionnent, du chauffage et de l’eau courante, mais de leurs besoins en matière de vivre ensemble, de sociabilité, de lieux de communication. L’architecture de l’après-guerre, qui a une si grande responsabilité dans les troubles de la banlieue, n’a répondu qu’à un impératif intellectuel de loger les gens avec un confort et un nombre de mètres carrés tels qu’ils ne soient plus dans des taudis et... qu’ils nous laissent tranquilles. On n’a pas tenu compte de l’âme des gens, parce que l’âme, ce n’est pas quelque chose de matériel et, dès lors, on s’en moque. C’est typiquement une banalisation : un exercice d’intérêt, coupé de l’esprit. On voit les conséquences et les résultats : les gens réclament une vie dans laquelle il y ait autre chose. La simple matérialité aboutit à une frustration de l’âme.

Ce serait la responsabilité du philosophe, du politique, de prendre en compte cela ?

Oui, de tenir compte des désirs multiples et du désir essentiel. Les troubles ne tiennent pas seulement au chômage, au racisme, etc., ils tiennent aussi au cadre.

A titre personnel, comment ne pas s’égarer, comment aller vers sa vie ?

Pour Diel, la souffrance physique est le signal que quelque chose ne va pas. Si l’on n’avait pas la sensation de brûlure, on mettrait sa main dans le feu et on la perdrait. On la retire. C’est pareil sur le plan psychique. L’avertissement est la souffrance. Dès lors, l’idée n’est pas de se conformer à un modèle d’équilibre. Ce qui va nous pousser à chercher quelque chose d’autre, c’est la souffrance, l’insatisfaction. Ces gens qui semblent avoir tout ce qui leur faut, qui semblent avoir conquis ce qu’ils voulaient – aisance matérielle, etc., - sont, au fond, tristes, en tous cas insatisfaits, et cela peut pousser certains à changer de vie pour échapper à la banalisation. La souffrance peut venir aussi de la nervosité - par laquelle je ne peux pas, ou plus, accéder aux désirs multiples. Elle est symbolisée par le supplice de Tantale – tout est hors de ma portée, j’essaie de saisir les choses et elles s’éloignent. C’est un symbole très parlant de la nervosité : je vois les autres jouir de la réalité et je n’arrive pas à en jouir.

En outre, dans la société actuelle, on apprend très tôt à être en concurrence avec tout le monde…

Exactement. De la maternelle aux grandes écoles. Si la nervosité crée le malheur individuel par la frustration qu’elle provoque, la banalisation crée le malheur collectif par la concurrence qu’elle engendre.

Comment faire cheminer ces idées dans l’éducation ? Développer chez l’enfant non seulement les cinq sens mais aussi le sens de l’autre…

J’aime bien cette expression. Et il ne s’agit pas d’un altruisme sacrificiel. Je tiens l’autre comme existant au même titre que moi j’existe – voilà qui est enrichissant. C’est ce que propose Diel et ce n’est pas quelque chose de mortifiant. Initialement, il y avait aussi cela dans la religion, mais elle s’est dogmatisée pour devenir une religion du sacrifice. Diel a une expression qui donne un bon axe, c’est celle d’« égoïsme conséquent ». Ni l’altruisme – les autres comptent plus que moi – ni l’égocentrisme – il n’y a que moi qui compte - ne sont positifs. Plus je me fais du bien à moi-même essentiellement, plus cela a de conséquences positives sur les autres.

L’égoïsme conséquent va bien sûr contre toutes les idéologies – celle du sacrifice et celle de la souveraineté du moi - qui laissent sur le bord du chemin ceux qui ne sont pas « adaptés ». Le moi qui ne pense qu’à soi, le moi égocentrique est haïssable. Mais la réalisation de soi n’est pas quelque chose de négatif, si l’on y inclut la relation avec les autres. J’ai à m’occuper de moi, mais pas comme si j’étais seul à exister - de moi sous tous mes aspects, y compris du moi qui veut aimer et être aimé. L’amour n’est pas sacrifice. C’est un sentiment enrichissant.

Diel parle aussi d’évolution…

Oui, c’est la tâche essentielle. Pour cela il faut se référer à la vision philosophique de Diel, fondée sur la distinction entre esprit et matière. Diel ne sépare pas la matière de l’esprit, il en fait deux pôles pour s’expliquer la vie… Si la fonction de l’esprit est de spiritualiser la matière, l’esprit, lui, doit se matérialiser. C’est comme cela qu’il explique l’évolution. Il fait une distinction entre l’esprit et l’intellect. L’intellect a la compréhension du monde par les causes et les effets, l’esprit s’occupe du sens. Diel a une métaphore : l’intellect est comme un verre plat qui laisse passer la lumière sans la déformer, l’esprit est comme une loupe qui concentre la lumière en un point. L’esprit crée la science non pas en tant que technique, mais comme tentative de comprendre l’univers. Il est d’origine sur-consciente, il crée la philosophie, les religions, etc. L’esprit pose la question essentielle du sens de la vie, les questions métaphysiques, la question des fins dernières…

Comment Diel pose-t-il la question de Dieu ? Y apporte-t-il une réponse ?

On peut résumer la métaphysique de Diel comme la distinction entre mystère et apparition. Pour Diel, tout ce que nous percevons, tout ce que nous concevons, tout le contenu de notre conscience, tout ce que nous pouvons appréhender, constitue ce qu’il appelle l’apparition – le concret, la réalité. L’existant, comme dit Heidegger. Mais d’où vient cela ? Et quel est notre sort après la mort ? Diel ne dit pas : « c’est le néant », il dit : « c’est le mystère ». L’esprit humain est une création de l’évolution. Il est apparu évolutivement sur Terre, mais il ne sait pas expliquer d’où il vient. On ne peut pas dire que Diel soit un athée, dans la mesure où il s’est beaucoup préoccupé de la religion, non pas en homme de religion mais en esprit, pour qui la religion est une mythologie.

La religion répond à un désir, à un besoin de circonscrire le monde. Freud a écrit un ouvrage intitulé L’avenir d’une illusion - l’illusion en l’occurrence étant Dieu. Pour Freud, Dieu est la projection dans l’absolu de l’image paternelle…. Et cette création a un peu un caractère pathologique. Dans son livre très important qui s’appelle La divinité, Diel répond à Freud : « Non, Dieu n’est pas une illusion, Dieu est un mythe, il est la réponse imagéeà à la question sans réponse mais qui se pose nécessairement ». La formule est précise et résume bien la pensée de Diel.

Pour nombre de philosophes, Dieu est une vieille lune et on n’en parle plus. Diel dit tout autre chose en évoquant Dieu comme un phénomène fondamental, mais à condition de comprendre qu’il est une image régulatrice, une image que l’homme est obligé de se former, dont il a besoin, à condition de ne pas prendre cette image pour une réalité. Il emploie beaucoup l’expression « comme si ». Le monde est organisé non par un Dieu bienveillant (c’est Diel qui parle, chacun peut penser ce qu’il veut…), mais comme si une intelligence supérieure l’avait « fait » - ce que des Américains ont nommé le « dessein intelligent » (intelligent design).

Le vrai mystique, au sens de Diel, n’est pas un croyant. C’est celui pour qui le sentiment du mystère est intense. L’expérience mystique est celle qui fait éprouver que l’on est soi-même une création du mystère. On peut penser aussi à la question de Leibniz : pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? On peut la considérer comme une question intellectuelle, on peut aussi la prendre comme l’expression d’une émotion. Nous pouvons voir le monde comme « allant de soi » ou bien voir que le mystère est partout, qu’il n’est pas « au bord » de la vie, mais que la vie elle-même est un mystère, auquel la grande poésie est sensible. L’art est en grande partie une saisie du monde qui rend sensible ce côté mystérieux – les choses ne vont pas de soi… Chez Diel, c’est ce sentiment du mystère qui a le pouvoir harmonisateur. Par rapport à l’origine mystérieuse de tout, les choses particulières prennent moins d’importance.

C’est un écho aux questionnements d’Einstein qui disait : « Le plus inexplicable au monde, c’est que le monde soit explicable ». Einstein a lu Diel avec le plus grand intérêt et lui témoignait une grande admiration. Il lui disait, par exemple : « Votre pensée apporte un remède essentiel au mal de notre époque ».
http://www.co-evolutionproject.org

Propos recueillis par Pierre MIRAILLES

Voir également :

http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com

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